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pouvoir nous faire comprendre le sens. Et, quand il se décide enfin à bégayer la langue maternelle, on peut dire qu’il l’apprend comme nous apprenons nous-même les langues étrangères, par la comparaison des mots inconnus avec ceux que nous connaissions déjà.

Il ne faut cependant rien exagérer, et peut-être M. Egger abonde-t-il un peu trop dans son sens, lorsque, frappé de la merveilleuse facilité des enfants à construire un vocabulaire à eux, il ne fait aucune restriction, aucune réserve, sur la nature et les limites de ce pouvoir inventif. À dire vrai, les sons qui composent le langage enfantin ne sont pas dus à une initiative absolument spontanée. L’enfant qui, dès les premiers jours de sa vie, a entendu résonner à ses oreilles les mots de la langue maternelle, profite nécessairement, dans la création de son vocabulaire, de ces mots qu’il imite et qu’il estropie en les imitant. Les articulations qu’il emploie sont souvent moins nouvelles qu’elles ne paraissent ; leur nouveauté n’a pour principe que l’imperfection des organes faibles et mal assurés de l’enfant, qui déforme les mots qu’on lui suggère. Il traite en effet les mots un peu comme les jouets qu’on lui met entre les mains. Ajoutons qu’un certain nombre d’expressions puériles sont l’ouvrage, non des enfants, mais des mamans et des nourrices, qui, continuant religieusement la tradition, s’empressent d’enseigner à leurs nourrissons le langage convenu que toutes les mères parlent aux nouveau-nés.

Cette part faite à l’imitation, il n’en reste pas moins vrai que l’enfant a une véritable initiative verbale, que cette initiative serait plus grande encore si elle était surexcitée par le besoin, si ses facultés inventives n’étaient pas réduites à l’inaction par l’enseignement de la langue toute faite qu’on lui impose. Il est temps de renoncer à ce vieux préjugé que l’homme n’a aucune spontanéité de langage et que l’enfant parle comme un perroquet, parce qu’il entend parler. S’il fallait citer sur ce point une expérience décisive, j’invoquerais le témoignage des instituteurs de Laura Bridgman, la femme aveugle, sourde et muette. Au dire du Dr Howe, Laura dispose, pour désigner ses amies et les personnes qu’elle connaît intimement, d’une cinquantaine de signes vocaux : « rire éclatant pour l’une, gloussement pour une autre, son nasal pour une troisième, son guttural pour une quatrième. » Ne voit-on pas éclater ici, avec une force que l’abolition des sens met plus nettement en relief, le pouvoir expressif de l’homme, pouvoir qui consiste essentiellement dans l’attribution d’un sens à un signe vocal ?

Ce que M. Egger accorde aussi à l’enfant, c’est la tendance à généraliser le sens des mots qu’il prend tout faits dans le langage de ses parents, ou de ceux qu’il a lui-même fabriqués. « Le même mot, grâce à des analogies ou à d’autres rapports que l’enfant saisit très vite, lui sert pour exprimer des idées souvent fort éloignées l’une de l’autre. » La Revue philosophique donnait récemment de cet instinct généralisateur un exemple bien significatif : celui d’un enfant anglais qui, ayant appris le sens du mot quackc, canard, employait indifféremment ce mot