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ANALYSESRousseau jugé par les Genevois d’aujourd’hui.

toujours en méditatif ; ses transports partent d’un cœur violemment remué, trahissent une commotion longuement ressentie dans tout l’être, lente à envahir les régions sereines de l’esprit, et d’abord muette. « Ce qui chez lui enveloppe encore l’imagination et l’aiguillonne, c’est la sensibilité. Avide d’émotions, impressionnable à l’extrême, toujours vibrant et agité, palpitant d’inquiétude ou d’espoir, ce cœur, que tout ébranle, affecte, bouleverse ou transporte, frémira sans cesse comme la feuille du tremble, se crispera comme le tissu de la sensitive. Rousseau est par-dessus tout un homme de sentiment, ce qui n’est pas la même chose qu’un homme de dévouement et de tendresse. » Le fait est à noter, car tout mode de penser original dépend d une manière de sentir liée elle-même à l’organisation nerveuse : c’est le bas-fond d’où sort l’être moral. Chez Jean-Jacques, le cerveau, comme atteint de la langueur de tout le corps, n’entrait en mouvement qu’échauffé par le cœur. « On dirait, remarquait-il, que mon cœur et ma tête n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme ; mais, au lieu de l’éclairer, il me brûle, il m éblouit. Je sens tout, et je ne vois rien. » Cette soudaineté, cette fougue de sensibilité paralysent en effet les images mentales, entravent la formation de l’idée. Ceci explique son développement tardif. Mais que l’étincelle tombe sur cet amas de matières inflammables, de dispositions sourdes, d’idées latentes lentement mûries par une pénible expérience, et cette intelligence embrasée rayonnera en lointaines clartés.

À cela se réduit sa dot primitive, ce qu’il doit à la naissance, hérédité ou innéité, ce qui constitue son idiosyncrasie morale. Son éducation, toute de laisser aller, n’a garde d’en redresser la pente naturelle : fc Rousseau a été mal élevé, ou plutôt il n’a pas été élevé. Il n’a pas connu la douce règle de la famille, ni la ferme discipline de l’école. Il n’a jamais obéi. R a été mal entouré à peu près toujours. Il a dû grandir presque à l’abandon. Tour à tour flâneur, apprenti, mais sans protection ni direction, il s’évade enfin de son atelier comme d’une geôle, et le voilà avant seize ans coureur de grands chemins. Il emporte, avec ses souvenirs d’enfance, le goût de la musique que lui a donné sa tante Suzon, l’amour de la campagne pris à Bossey, la pratique de la gravure et du dessin acquise chez son patron, l’admiration des héros antiques qui lui vient de Plutarque, le penchant au romanesque qu’il tient de l’Astrée, l’impression d’une religion grave, d’institutions libres, de mœurs austères, impression que lui a laissée sa petite patrie et qui ne s’effacera plus de sa mémoire. » Lot bien faible, en vérité, pour se faire dans le monde une place, que Rousseau chercha vingt-deux ans (jusqu’en 1750), livrant aux expériences les plus diverses son talent d’une docilité merveilleuse, et soutenu au milieu des plus rudes épreuves par cette sorte de foi naïvement entêtée, imprévoyante, qui est le courage de l’autre sexe. Ajoutez que Rousseau, même à trente ans, en partie à cause de l’invincible paresse dont il