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Ne pourrait-on du moins calculer en gros, et remplacer l’arithmétique morale par la statistique morale ? Mais, dans les cas exceptionnels, comment agir d’après une moyenne générale ? Ces règles seront donc incertaines, et l’individu se trouvera placé entre la probabilité d’un plus grand avantage futur et la certitude d’un plaisir immédiat, sans qu’il existe dans le système une commune mesure du certain et du probable. En outre, des moyennes, insuffisantes pour les cas exceptionnels, ne le sont pas moins pour les hommes exceptionnels. Elles ne sont des lois que pour les gens médiocres. La morale de Bentham serait, si elle était possible, la morale de la médiocrité. Mais l’avenir, d’après Herbert Spencer, accroîtra de plus en plus les différences individuelles, et cela même, selon Stuart Mill, est un bien. C’est donc à chaque individu à se faire ses lois propres dans la poursuite de ce but commun, qui est le plus grand plaisir.

En dernière analyse, l’obstacle où échoue le benthamisme, c’est la qualité du plaisir irréductible à la quantité pure. Stuart Mill tourne l’obstacle en prenant l’idée même de qualité pour critérium d’un nouvel utilitarisme. D’abord, au point de vue de l’expérience, il croit constater la qualité spécifique des plaisirs ; ensuite, au point de vue de la raison, il prétend la démontrer et l’expliquer. L’objection générale de M. Guyau à la première partie de cette théorie, c’est qu’il est impossible d’apprécier la qualité d’un plaisir, abstraction faite soit de la quantité, soit surtout de la moralité ; et il confirme cette objection en examinant tour à tour les plaisirs moraux, les plaisirs intellectuels et les plaisirs esthétiques. La supériorité qualitative que ces plaisirs paraissent avoir tient à leur association habituelle avec le sentiment et l’idée de la moralité. — Stuart Mill au fond n’en donne pas une explication différente, quand il la fait dériver « d’un sentiment de dignité que possèdent tous les êtres humains ». Mais cette dignité elle-même, comment l’expliquer, si elle n’est pas identique à la dignité morale ? M. Guyau, complétant librement la doctrine de Stuart Mill, la fait consister dans la suprématie de l’intelligence sur la sensibilité. « La pensée ayant une dignité propre, un rang plus élevé que la sensibilité, les plaisirs qui en proviennent conservent cette dignité supérieure et ne peuvent être mis sur le même rang que les autres. » Mais les causes des plaisirs ont beau être différentes, les plaisirs ne peuvent jamais différer que par la quantité, et, pour tout autre qu’un idéaliste, ces causes ne peuvent devenir objet de désir et de volonté que dans la mesure même où elles nous procurent des jouissances. C’est pourquoi, dans la pratique, on ne saura comment discerner et mesurer cette qualité occulte, et Stuart Mill, nous l’avons vu, prend le parti désespéré de renvoyer le problème à une sorte de concile utilitaire. — Sur ce point, la critique de M. Guyau nous semble décisive.

Le critérium moral se transforme donc une fois encore : le bonheur de l’humanité se substitue au bonheur individuel. Mais cette substitution même est-elle légitime ? Il faudrait démontrer non que le désir du