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liaison des idées qui se soutiennent, se poussent, se soulèvent dans un ordre mouvant et vivant, puis un style expressif, plein de formules « trouvées », éclairé d’images lumineuses et tout animé d’une généreuse chaleur. Ces théories, souvent plus minutieuses que profondes, exposées dans un style froid, modeste, quelque peu traînant, « sans coups de pistolets », M. Guyau s’efforce de les échauffer, de les émouvoir, de les rendre vivantes et sympathiques ; et il y réussit pleinement, sans toutefois leur enlever cet accent de sincérité qui en fait le charme original.

On a doucement reproché à l’auteur de porter ainsi presque trop loin les concessions à ses adversaires. Il est bon, a-t-on dit, d’être généreux ; il n’est pas même mauvais d’être convaincu de sa force ; mais enfin il y a comme une noble imprudence à trop accorder d’avance aux doctrines fausses, et c’est jouer un jeu dangereux que de donner une impression si vive et si engageante des systèmes que l’on doit combattre.

M. Guyau craint moins ce reproche que celui d’étroitesse et d’intolérance. Il ne se refuse à aucune idée ; mettant aux prises des écoles contraires, il fournit aux unes comme aux autres le plus d’arguments qu’il peut : le lecteur, dit-il, pourra ainsi mieux juger entre elles. Et il nous découvre le principe de cette large impartialité en remarquant que chacune a d’ailleurs sa part de vérité.

À coup sûr, rien n’est plus rare et rien n’est plus nécessaire que cette merveilleuse faculté d’entrer au cœur même des systèmes les plus opposés et de se faire ainsi tout à tous, tant qu’il s’agit d’exposer les doctrines ; mais dès qu’il faut les apprécier et décider de quel côté est la plus grande part de vérité ou, si l’on veut, de vraisemblance, n’est-il pas à craindre qu’on ne prolonge indéfiniment cette sorte d’oscillation entre deux doctrines contraires sans autre conclusion que celle-ci : chacune a sa part de vérité, ou, ce qui revient au même, chacune a raison à son point de vue ?

La philosophie devient ainsi un recueil de thèses et d’antithèses à développer et à opposer sans cesse. On se plaît à cette escrime dialectique ; mais le duel est sans issue, et l’on se bat pour se battre, non pour vaincre ; le lecteur, après avoir entendu le pour et le contre, jugera-t-il mieux ? Peut-être au contraire sera-t-il plus embarrassé pour juger. Il verra bien en effet que chaque doctrine est vraie, si l’on consent à se placer au point de vue d’où elle envisage les choses ; mais comment concilier « toutes ces parts de vérité » ? Il conclura, ce semble, que les choses changent d’aspect selon les différents points d’où on les voit, et qu’il y a pour un esprit vif et ouvert un extrême plaisir à traverser cette succession de perspectives et à reconnaître à la fois l’harmonie intrinsèque de chacune d’elles et leur diversité fondamentale. Et n’est-ce pas en définitive la conclusion qui semble ressortir du beau livre de M. Guyau ? Là est peut-être l’écueil de cette séduisante méthode.

I. Trois grands noms résument toute l’histoire de l’utilitarisme anglais, Bentham, Stuart Mill et Herbert Spencer.