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delbœuf. — le sommeil et les rêves

Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire ;
Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
C’est de me vouloir mal d’un tel aveuglement.

On peut donc, sans avoir l’esprit dérangé, énoncer à tort comme un axiome qu’une telle personne est méchante ou bonne, fausse ou sincère, dure ou sensible. Or est-ce nécessairement un indice d’aliénation mentale que de croire qu’elle est animée de mauvaises intentions à votre égard, qu’elle cherche, par exemple, à vous empoisonner ?

Allons plus loin. Que sont les intuitions du génie, sinon des anticipations à priori ? Et, poussant jusqu’au bout, est-ce uniquement sur la raison que repose toute foi, toute conviction intime et absolue ? La croyance, le doute sont des jugements qui peuvent être plus ou moins motivés ; mais on est certain de sa croyance et de son doute. Cette certitude générale et supérieure est forcément à priori ; est-elle le fruit de la folie ? On énonce devant moi une idée nouvelle : avant tout examen, je l’adopte ou je la repousse. Fais-je en cela acte de fou ? Celui qui se méfie sans motif — comme c’est souvent le cas — est-il fou ? J’ai connu un pauvre mélancolique qui ne délirait que sur un point : la vue du cuivre le jetait dans des terreurs inexprimables.il raisonnait son aversion. Le cuivre se couvre de vert-de-gris ; ce vert-de-gris s’attache aux mains, et l’on peut ainsi, sans le vouloir, s’empoisonner soi-même, ou, ce qui est pis, empoisonner les autres. Voilà un jugement raisonné ; en est— il moins le signe d’un dérangement d’esprit ? Mais, d’un autre côté, voici des jeunes filles qui s’évanouissent à la vue d’une souris, d’une chenille, d’un inoffensif lézard ; elles ne sauraient justifier leurs répugnances : qui s’aviserait de prétendre qu’il faut les enfermer dans des maisons de santé ? Si l’on colloquait tous ceux qui croient sans motif « que leur hôte veut les empoisonner », je ne sais combien il resterait de sages pour les garder ?

Concluons. La certitude subjective, la foi, comme je me suis exprimé ailleurs[1], accompagne nécessairement nos jugements, nos affirmations, nos négations, nos doutes. Celte certitude est inhérente à l’esprit humain. Quand, dans un rêve ou dans un accès de folie, je juge que 2 et 2 font 5, cette proposition est alors à mes yeux aussi

  1. Voir ma Logique scientifique, notamment la préface. Voir aussi dans cette Revue, ma Logique algorithmique, première partie, principalement le § VI, Les postulats de la pensée. On lira avec intérêt un article de M. V. Egger publié dans les Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux (1879, No 2), sur le principe psychologique de la certitude scientifique.