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analyses.spinoza. Dieu, l’Homme et la Béatitude.

déclare en terminant qu’il espère avoir quelque jour le moyen de traiter à fond, si Dieu lui prête vie, avec son ami, celte question importante, sur laquelle il n’a pu encore rien mettre en ordre jusqu’à ce moment[1]. La démonstration suivante, qu’il ne peut y avoir deux substances égales, c’est-à-dire, par la précédente, deux substances infinies, est aussi fort au-dessous de celle de l’Éthique, bien inférieure elle-même à celle que nous trouvons une douzaine d’années plus tard, dans la lettre 50 (1674), l’une des plus belles démonstrations de Spinoza, et, chose remarquable, purement platonicienne. Dans le de Deo, Dieu est unique, parce que deux infinis se limiteraient : c’est la démonstration classique du spiritualisme. Dans la 5e proposition de l’Éthique, il est unique, parce que deux substances infinies seraient indiscernables. Enfin, dans la lettre 50, Dieu est au-dessus même de l’unité, parce que l’unité est un nombre, et qu’on ne peut nombrer les objets qu’en les considérant non dans l’essence, mais dans l’existence, c’est-à-dire en les renfermant sous des genres. Or considérer Dieu selon l’existence, c’est le considérer selon l’essence, puisqu’en lui les deux choses n’en font qu’une, et il n’y a pas de genre supérieur par lequel cette essence puisse être conçue : Dieu est connu par lui-même et par conséquent supérieur au nombre.

La dernière des quatre propositions énoncées plus haut, qu’il n’y a rien de plus dans l’intellect infini de Dieu que dans la nature même, est d’une importance capitale : c’est la négation de l’idéalisme concret ou réaliste, c’est-à-dire du système qui place au-dessus de la réalité et de la vérité sensibles une seconde réalité, une seconde vérité, de mêmes natures, mais plus belles, plus parfaites, prototypes ou sources infinies des premières. A cet idéalisme inférieur, Spinoza en substitue un autre, qu’on pourrait appeler l’idéalisme abstrait et dont nous avons dit un mot plus haut.

Dans le même chapitre, l’auteur réfute les objections que soulève sa théorie de l’unité de substance. Gomment l’étendue, étant divisible,

  1. Cette remarque ne pourrait-elle jeter quelque jour sur la singulière note de la page 45 (trad. Janet) ? Spinoza vient de parler des modes éternels et infinis qui servent d’intermédiaires entre les modes finis et les attributs. « Nous n’en connaissons, dit-il, pas plus de deux, le mouvement dans la matière et l’entendement dans la chose pensante, lesquels modes sont de toute éternité et subsistent pendant toute éternité. Œuvre vraiment grande et digne de la grandeur de son auteur ! » Une note du manuscrit ajoute : « Ce qui est dit ici du mouvement dans la matière n’est pas entendu sérieusement ; car l’auteur pense en trouver encore la cause, comme il l’a déjà fait en quelque sorte a posteriori. Mais il n’y a pas de mal à laisser subsister ce passage, car l’auteur n’en tire aucune conséquence. » Il est probable que l’hypothèse des modes éternels et infinis était pour Spinoza un pis-aller qui ne le satisfit jamais complètement, quelque chose comme le premier choc de Descartes, pour lequel il se montra si sévère, une sorte de Deus ex machina provisoirement introduit dans le système, en attendant que la lacune pût être comblée par un procédé moins artificiel. Le temps qu’il demandait pour y réussir lui a manqué. Peut-être aussi lui en eût-il fallu plus qu’il ne croyait.