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ni mentionné, c’est qu’à leurs yeux, comme à ceux de l’auteur, l’intérêt en était minime ; l’Éthique effaçait complètement cette première ébauche. Elle était pour eux du nombre de ces papiers dont il n’y avait pas à regretter la perte, parce que tout ce qu’ils contenaient était dit ailleurs et beaucoup mieux (voir la préface des Posthuma). Étrangers à notre préoccupation moderne d’apercevoir partout évolution et filiation, la pensée du maître leur apparaissait simple, identique et sans histoire au fond. Ayant le monument, ils se souciaient peu de l’échafaudage et des premiers dessins. Peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort : dans les grands esprits, le système, c’est l’homme, et l’un n’existe pas sans l’autre, ni avant l’autre. Ce qui est certain, c’est que, du de Deo à l’Éthique, le spinozisme, s’il s’est rempli, n’a pas varié : ses contours, ses grands traits sont restés ce qu’ils étaient.

Nous ne devons pas oublier d’ailleurs le culte profond, passionné, que les amis de l’auteur vouaient à son grand ouvrage. Imposant par l’austérité savante de la forme, comme les livres saints par le mystère qui les enveloppe, il était à la fois le précis scientifique et l’Évangile de la secte. Ce que la Bible est encore pour les protestants, ce que le Manuel d’Épictète fut pour les stoïciens de l’empire, l’Éthique l’était pour eux. Ils y puisaient leurs oracles pratiques et théoriques, les thèmes de leurs discussions et de leurs méditations en commun ; ils le citaient de mémoire (Spinoza leur donnait l’exemple), comme les géomètres, il n’y a pas longtemps, possédaient et citaient les Éléments d’Euclide. On se rappelle la lettre de S. de Vries, incomplètement éditée jusqu’à M. Van Vloten, et dont M. Janet, dans son article sur Spinoza (Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1867), traduisit un si curieux passage. Les disciples de Spinoza se réunissaient en l’absence du maître en une sorte de petite conférence où chacun à tour de rôle lisait, expliquait et démontrait, avec commentaires, mais dans l’ordre du livre, une suite de propositions de l’Éthique ; quand une difficulté se rencontrait et qu’aucun des assistants ne la pouvait résoudre, on en prenait note, pour demander les explications du maître, afin de pouvoir, « avec son secours, défendre la vérité contre les superstitieux et les chrétiens, et soutenir l’assaut du monde entier. »

Cette lettre est de 1667. Dès cette époque, il est clair que l’Éthique était tout pour les spinozistes. Nous voyons en outre, par la deuxième lettre à Blyenberg, que Spinoza s’occupait peu de ses livres, une fois terminés, et les abandonnait à leur sort. À plus forte raison dut-il prendre peu de souci du de Deo, qui paraît avoir été fait très-vite, dont il fut sans doute mécontent, et qu’il prit le parti de ne pas publier, en même temps que celui de le refaire sous une forme scientifique.

Aux indications données par le titre, qui porte en toutes lettres : « Primum latine conscriptus à B. D. S., » ajoutons comme preuve de l’authenticité du de Deo que le copiste paraît avoir été un certain médecin du siècle dernier, nommé Monnikoff, qui transcrivit entièrement de sa main les papiers du théologien Deurhoff, un des initiés à qui Spinoza