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reinach. — le nouveau livre de hartmann.

Après cela, il faut tirer l’échelle. Mais ces accusations inconvenantes nous donneront l’occasion d’examiner en peu de mots une grave question. Est-il vrai qu’une doctrine morale quelconque, et en particulier la morale du pessimisme, puisse être rendue responsable des excès commis par ceux qui s’en proclament adhérents ? À notre sens, on n’est pas plus fondé à jeter sur le dos de M. de Hartmann les forfaits d’un Zastrow ou d’un Blume qu’on n’a le droit d’imputer à Hegel les violences de la politique prussienne ou à Proudhon les crimes de la Commune de 1871.

Nous ne voulons pas nier absolument l’influence des penseurs sur leurs contemporains, et, certes, ce serait faire preuve d’un scepticisme outré que de méconnaître l’action de Rousseau, par exemple, dans toute l’histoire de la Révolution française ; mais, en définitive, les germes semés par un spéculatif ne prospèrent que si le sol où il les a déposés était favorable à leur éclosion, que s’il les appelait en quelque sorte. A défaut d’un penseur éminent, un déclamateur de quatrième ordre aurait fait l’affaire, ou les semences seraient tombées du ciel. Les philosophies sont plus souvent le produit naturel des sourdes tendances d’une époque qu’elles ne lui impriment une direction nouvelle ; elles sont presque toujours l’effet, jamais la cause. L’armée était prête, la lutte allait s’engager, le philosophe donne le mot d’ordre, voilà tout.

Aussi a-t-on souvent signalé une merveilleuse coïncidence entre le caractère politique d’une période de l’histoire et l’esprit des doctrines métaphysiques et morales qui y ont prévalu. « Chaque grand événement, dit en substance un critique allemand[1], a engendré son philosophe. L’œuvre encyclopédique d’Aristote complète la conquête d’Alexandre ; Hobbes explique la réaction sensuelle et matérialiste qui ramena sur le trône d’Angleterre Charles ii ; l’inductif Locke va de compagnie avec le prudent Guillaume d’Orange ; la monarchie absolue de Louis xiv se reflète dans la philosophie de l’histoire de Bossuet, les principes de la Révolution dans le criticisme de Kant, l’élan patriotique de l’Allemagne dans Fichte, le romantisme clair de lune de la Restauration dans Schelling, les velléités constitutionnelles du libéralisme dans Hegel, l’année 1848 dans Feuerbach. L’empire allemand de 1871 aurait-il par hasard son représentant au royaume des ombres dans la personne de M. de Hartmann ? » Cette hypothèse ironique cache une vérité profonde. L’Allemagne, une fois toutes ses ambitions satisfaites, tous ses rêves réalisés, a tourné naturellement au pessimisme, c’est-à-dire à la phi-

  1. Karl Grün, Philosophie du Temps présent (Leipzig, 1876).