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reinach. — le nouveau livre de hartmann.

socialisme ait jamais été réfuté avec tant de force de logique et, nous l’ajoutons sans crainte, avec tant de bonne foi ; car beaucoup de critiques ont eu le tort de combattre les utopies égalitaires en essayant de montrer qu’elles feraient le malheur et non le bonheur des hommes : M. de Hartmann a parfaitement compris que là n’est pas la question, et qu’à ce point de vue les compagnons d’Ulysse changés en pourceaux auraient raison contre Ulysse.

Mais sans parler des erreurs de détail, qui sont inévitables, il est un point dans cette controverse sur lequel on aura quelque peine à se ranger à l’avis de M. de Hartmann. Il est vrai de dire (634) « que toute civilisation repose sur des minorités » ; mais faut-il ajouter « que, conformément aux lois organiques de la différenciation, cette minorité doit devenir une fraction de plus en plus petite de la masse de la population ? » Les conséquences bien déduites de cette théorie coïncideraient précisément avec celles du socialisme et du jésuitisme : ce serait la constitution d’une oligarchie de l’intelligence, du savoir et de la puissance régnant sur un troupeau d’imbéciles et d’ignorants. Bien plus, la « différenciation » se continuant, l’idéal serait atteint le jour où l’oligarchie se réduirait à un seul membre : un despotisme éclairé serait la meilleure forme de gouvernement. M. Renan[1] n’a pas reculé devant cette étrange conclusion ; les métaphores exquises dont il enveloppe sa pensée, le nom de Dieu habilement donné à son despote, mille contradictions, mille peut-être, mille charmes qui naissent sous son pinceau, ne doivent pas faire illusion. Mais M. Renan ne présente ses rêves qu’à titre de rêves, et il ne faut pas « rompre un papillon sur la roue[2] » : avec M. de Hartmann, qui se pique de logique, nous nous sentons plus à l’aise.

Une première erreur est de croire que les progrès de la civilisation exigent la réduction progressive de la minorité éclairée. Les deux cités où les arts et les lettres ont jeté le plus vif éclat, Athènes et Florence, avaient au contraire une aristocratie si nombreuse qu’on a pu y voir des états démocratiques.

Une seconde erreur est de croire qu’il n’y a pas de milieu entre le règne d’une oligarchie étroite et « un nivellement où toute grandeur disparaîtra avec les inégalités et où tout intérêt finira avec la lutte[3]. »

Le savoir humain n’est pas une quantité limitée, telle qu’on ne puisse augmenter la part des uns sans diminuer celle des autres : la

  1. Discours de Théoctiste dans les Dialogues philosophiques. Confer Caliban.
  2. Expression de M. Schérer dans sa belle étude sur les Dialogues.
  3. M. Scherer, loc. cit.