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analyses.dupont-white. Mélanges philosophiques.

dans un monde nouveau et paradoxal, où il n’y a plus do substances ni de cause, rien que des mouvements qui semblent dépendre les uns des autres. C’est ce qu’on peut rêver de mieux en fait de démolition. Kant n’est rien comparé à cet exterminateur… M. Taine n’est pas le sceptique qui ébranle ; il est dogmatique, pour ruiner non seulement toute religion, mais toute croyance, faute de choses, faute de personnes pour croire ou à croire. Au milieu des idées qui nous semblent les plus élémentaires et les plus consacrées, il s’ingénie et s’escrime avec le scalpel, avec le microscope de MM. Vulpian, Bichat ( ?), Moreau, comme un bœuf chez un faïencier, comme Samson parmi les Philistins ; rien ne reste debout du temple où se sont agenouillées tant de générations ; il secoue l’esprit humain, l’abat, le foule, l’anéantit, n’y laissant rien pour vivre et pour espérer. Vous voulez donc désoler le monde ? lui crient tout éperdus les mystiques et les spiritualistes. — Je veux la vérité, répond tranquillement le philosophe (p. 375) »… Le trait est un peu gros, mais n’est-il pas exact en somme ?

Il y a même un moment où le critique, après de longues escarmouches, finit par apercevoir le défaut de l’armure et y porte un coup droit. M. Taine, on le sait, accepte l’idéalisme de Stuart Mill, et d’autre part il a conservé de ses débuts en philosophie un certain dogmatisme matérialiste[1]. De là la difficulté de concilier le phénoménisme sceptique qu’il soutient en psychologie avec la portée absolue qu’il accorde au mécanisme scientifique. C’est ce qu’a fort bien vu M. Dupont-White : « Il faut signaler ici une contradiction prodigieuse de M. Taine, et, pour cela, il faut le suivre jusqu’au bout, à l’article où il traite de la portée de l’intelligence. Il lui attribue la portée absolue déniée par Kant : il tient que nos croyances irrésistibles sont équivalentes à des vérités nécessaires. Voilà qui détruit toutes les constructions antérieures de l’intelligence. Il ne faut pas dire que l’origine de l’esprit est un mouvement moléculaire, que la nature de l’esprit est une hallucination, quand la puissance de l’esprit est de saisir la vérité eu son gîte, la vérité absolue, la loi universelle du réel et du possible. Conçoit-on qu’un si pauvre instrument soit la clef du cosmos ? Ce qui est fait pour atteindre et contempler l’absolu ne serait que simulacre, fantôme hallucination ! De si hautes conceptions seraient à la merci d’une simple contingence comme une sensation ! Quoi ! une telle ascension avec une base si étroite, à l’appel du coup de sonnette qui va ébranler nos centres nerveux ! En vérité, cela est d’une fantaisie prodigieuse et ne se justifie dans aucune hypothèse. Ni Platon, ni Condillac n’avaient eu cette inconséquence (p. 397)… » C’est l’objection même que Stuart Mill adresse à M. Taine. « Je ne vois pas, je l’avoue dit Stuart Mill avec sa précision supérieure, comment une simple conception abstraite, tirée de l’expérience par une opération de notre

  1. Cf. Les philosophes classiques du xixe siècle.