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reinach.le nouveau livre de hartmann

Si l’on a suivi avec attention ces deux études parallèles des morales d’Épicure et de Schopenhauer, on devra convenir qu’elles résistent victorieusement à toutes les attaques de M, de Hartmann. Ainsi, par rapport à la logique, notre philosophe est dans le faux, et cependant, par rapport à la morale, il est dans le vrai. C’est qu’au fond de sa polémique contre les doctrines du plaisir et de l’ascétisme, il y a autre chose qu’une divergence de vues sur la valeur de l’existence ou le meilleur moyen d’y mettre un terme. M. de Hartmann dit quelque part que l’égoïsme n’est ni moral ni immoral, qu’il est simplement naturel : c’était là l’argument auquel il convenait de s’attacher au lieu de ne l’effleurer qu’en passant. C’est parce que l’épicurisme méconnaît l’obligation morale ou est impuissant à la fonder, qu’il ne saurait prétendre sérieusement au titre d’éthique. Épicure avait une sourde conscience de cette lacune lorsqu’il rangeait la vertu parmi les éléments du bonheur ; sous ce nom, il ne faisait que rétablir dans son système, au mépris de la logique, une notion indispensable à la constitution de la morale. Vivre heureux ou sortir de la vie, voilà l’alternative que propose l’épicurisme, mais il ne peut la proposer qu’au nom du sentiment naturel ; la morale y est étrangère. C’est par un pur sophisme que l’épicurisme transforme en devoir le suicide qui n’est qu’une inspiration désespérée de la sensibilité. Il ne suffit pas de constater que l’épicurien continue de vivre lors même qu’il reconnaît l’inanité de la vie. « Heureux ou non, il faut que tu vives, » voilà ce que prescrit la morale : le suicide est comme la pierre de touche des morales de l’antiquité. M. de Hartmann admet, au moins implicitement, cet axiome ; mais alors tous les arguments tirés du pessimisme sont superflus. L’égoïsme est incompatible avec l’idée d’obligation ; cela suffit à l’écarter définitivement. Tout ce qu’on ajoute à cette simple remarque ne peut que nuire.

Il en va de même de la doctrine de Schopenhauer : la substitution de l’ascétisme au suicide, de l’altruisme à l’égoïsme, n’est qu’une correction de détail. Épicure, Hégésias, Schopenhauer sont autant de médecins qui prescrivent les remèdes différents à un malade s’il veut guérir, mais ils sont hors d’état de lui prouver pourquoi il faut qu’il guérisse.

Le défaut capital des morales d’Épicure et de Schopenhauer n’a pas entièrement échappé à M. de Hartmann ; mais il disparaît comme noyé dans la foule des menues critiques qui ne prouvent rien. Il y a pourtant un passage où l’auteur s’exprime avec une netteté parfaite. Aussi longtemps, dit-il, qu’un moraliste n’a pas le courage de bannir entièrement l’idée du devoir de sa doctrine (et une pareille doctrine serait alors tout, plutôt qu’une morale), quelque aversion qu’il pro-