Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/548

Cette page n’a pas encore été corrigée
542
revue philosophique

téressé appliquée à un sentiment est, au reste, une contradiction in adjecto. Puis, bien des actes inspirés par la pitié peuvent être moralement condamnables ; inversement, elle est impuissante à fonder toute une classe de devoirs, ceux de justice, aussi saints que ceux de charité, et tendrait plutôt à les détruire. Comment condamner au nom du principe de la sympathie un homme qui dépouillerait un riche pour soulager la misère d’un indigent ? Comment condamner tous les manquements envers la patrie, l’État, les corporations ? Quant à la morale transcendante, « son vice fondamental doit être cherché dans la croyance à la possibilité d’une négation individuelle du vouloir vivre. Si l’on considère l’individu, malgré sa réalité, comme phénoménal, la négation de la volonté individuelle ne changerait rien à l’insatiabilité et à l’infinitude de la volonté universelle ; si l’on déclare l’individu non phénoménal, mais substantiel, alors la volonté individuelle ne peut pas être brisée, puisqu’elle existe éternellement comme telle. Dans tous les cas, la mortification de la volonté par le quiétisme et l’ascétisme ne peut être regardée comme un moyen d’amener la délivrance finale de l’individu que par suite d’un aveuglement singulier ; c’est une efflorescence de l’imagination mystique de l’Orient que Schopenhauer a eu tout à fait tort de traduire dans le langage de la métaphysique moderne[1] »

Ici, M. de Hartmann nous paraît faire fausse route. Autant nous reconnaissons la réalité de la contradiction qu’il signale entre les deux morales de Schopenhauer, autant nous contestons la valeur des critiques qu’il adresse à chacune d’elles en particulier. La réfutation de la morale de la pitié repose tout entière sur l’hypothèse que la morale doit rendre compte de la justice ; mais, en supposant même que Schopenhauer fût incapable d’expliquer cette vertu, il lui resterait toujours la ressource de nier que la justice ait rien de commun avec la moralité proprement dite et soit autre chose qu’une condition nécessaire du maintien des sociétés. De même, la morale transcendante de Schopenhauer cesse d’être inconséquente si l’on admet formellement que la substantialité et l’impérissabilité n’appartiennent qu’à la volonté universelle ; l’extinction des volontés individuelles en tant qu’individuelles est alors parfaitement possible, et il est très-raisonnable de prescrire l’ascétisme. Encore une fois, qu’importent à l’individu les intérêts de l’Un-Tout ? souffrira-t-il de maux dont il n"a pas conscience ? « Après nous le déluge ! »

  1. Phénoménologie, p. 46.