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c’est que ces actes sont, pour Épicure, ceux qui visent à notre propre plaisir, et, pour Schopenhauer, ceux qui tendent au bonheur des autres ou plutôt à l’allégement de leurs peines. Mais ni l’un ni l’autre n’admettent une obligation quelconque de faire le bien. Schopenhauer dit expressément et du ton tranchant dont il est coutumier : « Nous ne parlerons en aucune façon du devoir ; cela est bon pour les enfants et les peuples dans leur enfance[1]. » Quant aux épicuriens conséquents, ils sont muets sur ce chapitre, et l’on sait l’insuccès des deux tentatives de Stuart Mill pour introduire la notion du devoir dans la morale de l’intérêt[2].

M. de Hartmann croit pouvoir réfuter l’épicurisme et par ses propres conséquences, et par les illusions qu’il recèle. En substance, son argumentation revient à ceci : la morale égoïste nous propose pour loi de notre conduite le bonheur individuel, c’est-à-dire une vie où la somme des plaisirs l’emporte par la durée et l’intensité sur la somme des douleurs ; or le bonheur individuel est une chimère qui ne peut se réaliser ni sur terre ni ailleurs ; donc la morale égoïste se détruit elle-même. L’égoïsme, dit M. de Hartmann, est un colosse qu’aucune force humaine ne peut essayer d’abattre ; s’il doit périr, ce n’est que sous ses propres coups.

Il s’agit de savoir si la bête est bien morte. Laissons de côté la considération de l’autre vie ; aussi bien, il paraît bien téméraire de bâtir une morale sur une base aussi fragile. Mais est-il vrai que la recherche du bonheur sur terre se montre aussi vaine que le prétend notre philosophe ? Ce qui frappe d’abord ici, c’est la disproportion entre les assertions de M. de Hartmann et les raisons qu’il apporte à l’appui. Les premières sont catégoriques, sans réserve ; les secondes, d’une faiblesse singulière. « Les discussions littéraires récentes sur le pessimisme ont amené ce résultat indubitable que l’optimisme trivial, y compris l’optimisme intellectuel (artistique et scientifique), doit être regardé comme une position abandonnée par tous les Allemands pensants ; que la justification empirique du pessimisme n’est plus méconnue que par des cerveaux bornés et imbus de préjugés, et que la défense de l’optimisme eudémonologique doit se borner exclusivement aujourd’hui à celle de l’optimisme éthique et religieux, impliquant une pleine reconnaissance du pessimisme

  1. Weit als Wille, I, § 53.
  2. On en trouvera la discussion dans la Morale de M. Janet. La première tentative est une logomachie vraiment indigne d’un grand philosophe : de ce que tous les hommes s’accordent pour désirer le plaisir, Mill conclut que le plaisir est désirable, par suite, qu’il doit être désiré ; ceci n’a pas besoin de réfutation. La seconde tentative consiste à introduire le principe de la qualité à côté de celui de la quantité dans l’évaluation des plaisirs.