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reinach.le nouveau livre de hartmann

résumant les observations, les analyses, les descriptions de la psychologie ; puis la définition de la fin de la nature humaine ; puis la formule complète et universelle de la loi morale, qui n’en est que le simple corollaire ; enfin la théorie des devoirs, c’est-à-dire des applications diverses de la même formule aux principales situations de la vie humaine : voilà toute la morale[1]. » Le lecteur exercé démêlera sans peine tous les sophismes cachés dans ces quelques lignes. Prétendre que « la formule complète et universelle de la loi morale » se déduit de la fin de la nature humaine « comme un simple corollaire », c’est supposer : 1° l’existence d’une pareille fin ; 2° l’identité du bien et de la fin : premier et second postulats. Parler de la théorie des devoirs implique la croyance au caractère impératif de la loi morale : troisième postulat. Les deux premiers postulats ont suffi à Jouffroy et à d’autres philosophes pour fonder leur morale ; le troisième contient toute celle de Kant ; la morale inductive, expérimentale, qui se flatte d’être débarrassée de toute métaphysique, les exige tous trois : on ne voit pas où est l’avantage.

Hartmann s’imagine qu’en prenant pour point de départ la conscience morale il inaugure dans l’éthique une réforme analogue à celle que Kant accomplit en métaphysique lorsqu’il fit des lois mêmes de l’entendement l’objet de ses investigations. Mais les conditions ne sont pas tout à fait les mêmes dans les deux cas. L’entendement est une faculté tournée vers la connaissance théorique des choses ; or la matière de la connaissance, c’est-à-dire les faits observés et les lois établies, change de jour en jour, et Kant ne s’en est pas occupé ; il n’a prétendu décrire que les formes de la connaissance, c’est-à-dire les rapports nécessaires sous lesquels l’esprit, par cela seul qu’il est esprit, envisage et compare les choses. Au contraire, ce que Hartmann entend par forme de la conscience morale n’en est proprement que la matière, et cette matière est peut-être encore plus variable et plus inégalement répartie que celle de la connaissance. Les hommes ont toujours et partout vu les choses dans l’espace et le temps et cherché à établir entre les phénomènes des relations de cause et de fin ; mais rien ne nous assure que, même dans son état actuel, notre conscience n’admette comme légitimes et louables une foule d’actes que nos arrière-neveux n’envisageront qu’avec horreur. L’antiquité a été presque unanime à approuver l’esclavage, que nous flétrissons ; qui sait si la guerre, que M. de Hartmann justifie par des raisons assez plausibles, ne sera pas un jour l’objet d’une exécration pareille ? Ce n’est pas seulement

  1. Essais de philosophie critique, p. 261.