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borne à suivre le paisible développement de sa doctrine dans la succession des trois critiques, on ne s’imagine pas aisément que ce fleuve si calme et si puissant n’ait acquis qu’à la fin d’une course longue et laborieuse l’ampleur majestueuse et la force irrésistible de ses eaux ; et que tant d’affluents divers, obscurs ou renommés, lui aient apporté leur tribut inégalement riche, mais également nécessaire. Pourtant la grande loi de la continuité, qui domine l’esprit comme la nature, ne permet pas que le génie lui-même soit affranchi de la nécessité historique, et qu’il puisse se vanter de laisser des héritiers, mais de n’avoir pas d’ancêtres.

Ce n’est pas seulement dans l’intérêt général de la filiation historique des idées et des systèmes, que nous nous proposons d’analyser les influences qui se sont exercées sur la pensée de Kant. Le véritable sens, toujours si discuté, des doctrines critiques, ne peut être définitivement fixé qu’autant que l’on suit pas à pas l’évolution intellectuelle, dont elles sont comme le couronnement ; qu’autant que l’on sait quelles causes en ont accéléré ou ralenti le mouvement, contrarié ou favorisé la direction. Il semble que l’on a tiré aujourd’hui de l’examen et de la discussion du texte kantien tout ce qu’ils peuvent donner : ne convient-il pas maintenant d’interroger l’histoire de sa pensée ?

A replacer ainsi le philosophe dans le milieu où il s’est formé, à montrer qu’il n’a été étranger à aucune des idées et des passions du xviiie siècle, nous gagnerons encore de substituer au Kant abstrait et scolastique d’une tradition arbitraire, l’image plus attachante et plus vraie d’un libre et vivant génie, capable de toutes les curiosités et de tous les enthousiasmes, susceptible de s’enflammer tour à tour pour Newton et pour Rousseau, pour Leibniz et pour Hume, pour le piétisme et pour la Révolution française.

Le travail que nous voudrions faire n’a été qu’ébauché, à vrai dire, dans les histoires, si remarquables à tant d’égards, de Rosenkranz, d’Edouard Erdmann, de Kuno Fischer et de Zeller. C’est surtout le Kant de la Critique, le maître incomparable de l’analyse et de l’abstraction philosophique, qu’elles s’attachent à mettre en lumière. L’autre Kant, le génie avide de tous les enseignements de l’histoire, de la science et de la vie, est trop souvent laissé dans l’ombre.

Il nous est permis de combler cette lacune, en bonne partie du moins, à l’aide des récents travaux de Paulsen, de Riehl, de Benno Erdmann et de Konrad Dieterich. Nous interrogerons ces savants investigateurs sur les points les plus importants parmi les problèmes encore obscurs ou controversés que présentent les origines