Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
434
revue philosophique

En d’autres termes, le jivan-mukta est celui pour qui s’est manifestée dans sa réalité, au moyen de la science et grâce à l’éloignement de l’ignorance, la nature de Brahma pur et indivisible. Délivré de tous ses liens, il détruit l’œuvre, les doutes, les erreurs, etc., qui sont les effets de l’ignorance[1].

Pour lui, les fruits de l’œuvre accomplie qui sont en cours d’exécution continuent de s’exercer, car la science ne saurait y mettre obstacle, et ils ont pour agent l’organe ou le sens interne, les sens externes et le corps. Mais le jîvan-mukta, tout en ayant l’air de voir ces fruits, c’est-à-dire les faits qui se rapportent à ses organes matériels, ne les voit pas en réalité. Ils lui font l’effet d’une évocation magique qu’on aperçoit des yeux du corps, mais dont on n’ignore pas le défaut d’existence réelle[2].

Désormais il s’abandonne à l’impulsion de ses bons sentiments, qui restent encore en lui à l’état de fruits de l’œuvre (çubhavâsanâ), comme il s’abandonnait auparavant à ses appétits et à ses plaisirs ; ou bien il reste indifférent aux sentiments, bons ou mauvais[3].

L’absence d’égoïsme et les autres conditions qui favorisent la science, ainsi que les bonnes qualités, telles que le fait de ne pas haïr autrui, etc., sont pour e jivan-mukta comme des bijoux qui ornent celui qui s’en pare tout en restant indépendants de sa personne[4].

En résumé, le jîvan-mukta goûte par les sens, dans l’unique dessein de faire marcher (la machine de) son corps (dehayâtrâmâtrârtham), les fruits commencés de l’œuvre, qui consistent dans le bien et le mal produits par les désirs, les répulsions, etc., et fournit à son organe interne la lumière (nécessaire à ses fonctions). Puis, quand les fruits de l’œuvre sont épuisés, que disparaissent les ressorts qui résultent de l’ignorance, le souffle vital s’exhale en Brahma suprême, qui est la félicité, et le jivan-mukta se confond avec Brahma, l’être absolu, le bonheur suprême, celui en qui disparaissent toutes les distinctions, l’indivisible !

Paul Regnaud.

  1. Ved.-Sâra, n° 142.
  2. Ved.-Sâra, n° 143.
  3. Ved.-Sâra, n° 146. D’après le Com., cette indifférence doit être systématique et ne consister ni à observer les règles de la morale védique ni à les enfreindre.
  4. Ved.-Sâra, n° 148.