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reinach.le nouveau livre de hartmann

évolution progressive, n’est pas une vaine fantasmagorie qui se détruit elle-même, il n’y a pas d’autre hypothèse admissible que d’assigner pour fin à l’absolu un bonheur négatif. Or la poursuite d’un pareil bonheur ne se comprend que dans le cas où la condition primitive de la divinité avant l’origine du monde a été non pas heureuse, ni même simplement indifférente, mais positivement, absolument infortunée. Et cette infélicité suprême n’est autre que l’état d’une volonté infinie, impuissante à se satisfaire. « Un Dieu qui se torture sous la forme d’innombrables créatures, uniquement pour accroître sa béatitude, la conscience morale devrait le repousser comme un être sans noblesse et dédaigner de se consacrer à sa fin dégradante ; au contraire, si ce Dieu est contraint d’accepter les souffrances les plus cruelles pour abréger et supprimer, si possible, une douleur plus grande encore, soit par l’intensité, soit par la durée, soit par l’une et l’autre, tous les cœurs humains devraient voler à sa rencontre, quand même ils ne se reconnaîtraient pas eux-mêmes comme sujets de tous ces tourments » (867).

On ne peut, il est vrai, aimer un pareil Dieu : l’amour suppose la possibilité d’un retour, et comment l’absolu aimerait-il ? Mais on peut avoir pitié de lui, et cette pitié doit prendre la forme d’une solidarité absolue entre lui et nous. L’homme, en prenant conscience de sa vraie nature, ressent une douleur transcendante qu’on peut appeler la souffrance divine (Gottesschmerz) et qui remplace cette participation chimérique à la béatitude suprême rêvée par les mystiques. Cette souffrance divine ne doit pas dégénérer en une sorte de volupté amère ; l’âme ne doit pas s’y complaire, sous peine de retomber dans l’égoïsme ; elle doit la traverser comme une phase nécessaire pour s’élever à la tranquillité parfaite, à la paix du néant. Le principe de la délivrance, voilà le dernier mot de la morale, délivrance non de l’individu, car la mort l’affranchit naturellement, mais délivrance, rédemption de l’Un-Tout, de l’Être absolu.

« L’existence réelle est l’incarnation de la divinité ; le processus du monde est l’histoire de la passion du Dieu fait chair et en même temps la voie qui mène à la libération du crucifié ; la moralité consiste à coopérer à l’abréviation de ce chemin de souffrance et de rédemption » (871).

Th. Reinach.
(À continuer.)