Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/397

Cette page n’a pas encore été corrigée
391
reinach.le nouveau livre de hartmann

de la morale « du sentiment de soi-même » (des moralischen Selbstgefühls), de la morale du repentir, de la morale du talion (Dühring), des morales de l’instinct social, de la sympathie, de la piété ou respect moral, de la fidélité, de l’amour ; pourquoi ne pas y ajouter une morale du courage, de la résignation, etc. ?

M. de Hartmann nie l’existence du sens moral imaginé par Cumberland, Shaftesbury et Hutcheson. Ce prétendu sens est une agrégation d’un grand nombre de sentiments esthétiques et moraux que l’analyse distingue ; chacun de ces sentiments renferme une certaine dose de moralité par lui-même (170), mais il n’est louable que sous certaines conditions et dans une certaine mesure. Descartes faisait consister la vertu dans le bon usage de nos sentiments ; mais le point précis est justement de définir en quoi consiste ce bon usage et pourquoi il est moralement bon. Il est clair que la sensibilité ne porte pas sa règle avec elle. En somme, la morale du sentiment paraît à notre philosophe une réaction utile contre le rationalisme sec et exclusif de Kant, mais qui a dépassé le but. Mobile indispensable de la moralité, elle sert à corriger ce que la morale de l’intelligence a de froid, de roide et de compassé ; elle jouera un rôle essentiel aussi longtemps que l’élément féminin conservera sa place dans l’humanité ; mais, seule, elle est aussi insuffisante que la morale esthétique et ne sort pas plus que celle-ci de la sphère de l’inconscient et de l’arbitraire.

Arrivons à la morale de la raison. La raison est proprement dans l’homme la maîtresse-partie, τὸ ἡγεμονιϰόν, comme disaient les stoïciens : elle seule a le droit de commander, parce qu’elle seule est absolue, universelle, toujours identique à elle-même. Mais ce n’est que par un artifice de dialectique que Kant a pu tirer la règle générale, la matière du devoir, de la raison pratique, forme vide et improductive. Schleiermacher, qui a dévoilé ce sophisme, donne pour formule de la morale rationnelle « l’introduction de la raison dans la nature » (das Hineinbilden der Vernunft in die Natur) : cette formule, très-acceptable, n’acquiert un sens précis que lorsqu’on a défini le contenu de la raison et la nature de ses exigences.

Ici, la plupart des philosophes ont fait fausse route. Les uns (Wollaston) ont cherché dans la vérité le principe ultime de l’éthique, méconnaissant ainsi tout le côté inconscient de la raison et confondant le règne de la nature avec celui de la moralité ; les autres (Révolution française) l’ont cru découvrir dans la liberté et l’égalité des hommes, oubliant que toute la marche de la civilisation consiste dans l’affranchissement progressif de l’individu par rapport à la nature et dans son assujettissement de plus en plus étroit à la con-