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un acte inexplicable de caprice et de déraison, la volonté est sortie du néant, elle s’est « objectivée », elle s’est faite univers, c’est-à-dire multiple ; l’intelligence, sa servante docile, l’accompagne dans cette métamorphose ; c’est elle qui dicte les lois générales auxquelles obéit la nature des choses, elle qui intervient avec sa clairvoyance infinie dans les manifestations particulières de l’inconscient, elle qui préside aux chefs-d’œuvre de l’instinct, aux créations du génie, aux révolutions de l’histoire[1]. Mais qu’est-ce que l’Un-Tout a gagné à s’être éparpillé dans la pluralité des créatures ? Pour n’être plus unique et transcendante, sa souffrance n’a pas diminué ; grâce à la sagesse infaillible de l’idée, ce monde est le meilleur des mondes possibles, il n’en est pas moins radicalement mauvais[2]. Aussi l’intelligence ne travaille-t-elle pas seulement à en régler le développement, mais encore à en hâter la fin. Cette fin, la volonté seule peut la réaliser en prenant conscience de son infélicité suprême[3]. Or la conscience est impossible au sein de l’Un-Tout, puisqu’elle implique l’opposition et que l’Être qui comprend tous les êtres ne peut s’opposer à rien ; l’Idée la fait donc naître par une sorte de ruse dans les individus supérieurs, ces fonctions phénoménales de l’inconscient. Le jour où ces individus et en particulier les hommes auront concentré en eux la plus grande partie de la somme totale d’énergie et de savoir contenue dans l’univers, l’Un-Tout prendra en eux et par eux conscience de sa misère, il se reniera, et, à l’instant où il se reniera, il aura consommé son suicide, quitte à renaître ensuite, si le hasard le veut, pour traverser encore une fois la même série d’évolutions et d’épreuves, mourir encore, renaître et ainsi de suite indéfiniment[4].

Le père de John Stuart Mill s’étonnait parfois qu’aucune école moderne n’eût songé à remettre en honneur la doctrine des deux principes ennemis qui fait le fond de la religion de Zoroastre et de l’hérésie des Manichéens. Si l’auteur de l’Analysis avait vécu jusqu’à nos jours, il aurait reconnu dans M. de Hartmann l’héritier de ces vieilles croyances. Quelque effort que fasse notre philosophe pour établir l’unité substantielle de son Dieu, il est évident que la volonté et l’intelligence de l’Un-Tout ne s’opposent pas comme deux facultés, mais comme deux entités. En effet, de l’aveu même de M. de Hartmann, ni la volonté n’est entièrement dépourvue de contenu, puisqu’elle veut la vie, ni l’intelligence d’activité et d’initiative,

  1. Philosophie de l’inconscient, i, 88 sq., 297 sq., 410 sq.
  2. Ibid., ii, 337 sq.
  3. Ibid., ii, 489 sq.
  4. Ibid., ii, 36 sq., 191 sq., 496 sq., 539 sq.