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c’est simplement et rigoureusement le multiple et le successif. Or, l’un et l’autre sont inhérents à la pensée. Il ne faut pas croire que l’esprit soit un et identique, d’une part, que d’autre part il y ait en face de lui la matière multiple et successive, et que la connaissance consiste dans un contact superficiel de l’un avec l’autre. Que peut-on savoir en effet du monde autre chose que ce qui est donné par la pensée ? A-t-on un moyen de sortir de la pensée pour aller vérifier dans les choses la conformité de nos conceptions avec leur objet ? Force nous est donc d’admettre que l’esprit renferme en lui-même cette multiplicité et cette succession qu’il attribue à la nature et à la force ; qu’il est lui-même multiple et successif. C’est qu’en effet il est nature lui aussi et fait partie du monde tel qu’il se le représente : il n’est pas surprenant qu’il se rattache en tant que distinct à l’indistinct universel, c’est-à-dire qu’il soit un fragment détaché du double continu qui fait le fond des choses.

A notre avis, rien n’est plus curieux que de voir une doctrine, qui passerait facilement tout d’abord pour un matérialisme absolu, se résoudre ainsi en un idéalisme absolu. On est tenté de demander à l’auteur comment il explique avec cette doctrine les figures décrites dans l’espace réel et les périodes marquées dans le temps réel par la matière et par la force ; bref, les combinaisons infiniment variées d’où résultent les corps et les faits particuliers. Mais on prévoit sa réponse. Ces déterminations spéciales, dirait-il, proviennent tout simplement des choses mêmes qu’elles constituent ; il n’est pas question en effet de l’esprit en général et de la pensée indéterminée ; il s’agit de l’esprit de tel homme et de telle pensée particulière, lesquels se trouvent à un moment donné, en un point donné, dans un état particulier, en raison des événements antérieurs et des conditions actuelles du milieu. C’est pour cet esprit, pour le vôtre, pour le mien, que l’univers doit se représenter comme une série de mouvements et un ensemble de points au delà desquels il n’y a rien à chercher, parce qu’il n’y a rien du tout, rien que la possibilité indéfinie de nouvelles déterminations figurées et successives, de nouveaux corps et de nouveaux événements. Doctrine étonnante et séduisante ! L’univers est réel et idéal à la fois ; il est réel, je veux dire connu dans son fond et tel qu’il est, parce qu’il n’a pas d’autre fond que les deux grandes catégories sous lesquelles il se manifeste à nous. Supposez le contraire : mettez derrière l’étendue et la force une substance inaccessible ; aussitôt vous frappez d’illusion le monde et la connaissance ; nous ne saisissons plus que l’ombre de l’être et la surface des choses. Il est donc plus sage, quoique plus hardi en apparence, de reconnaître que nous sommes ce que nous pensons et que l’être de l’objet se con-