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jusque-là les représentait comme idées, et s’élevant à la dignité d’êtres distincts. Cela nous conduit de proche en proche jusqu’aux confins du règne animal : comment en effet tracer la limite exacte où finit la conscience ? Dira-t-on que végétaux et minéraux, n’étant que matière, n’existent, à ce titre, que comme représentés ? Soit ; mais que fait-on des périodes géologiques où nulle conscience, si humble qu’elle fût, n’existait encore sur la planète ? Comme les événements et les êtres d’alors n’étaient représentés par aucun esprit (je ne parle pas de l’esprit divin, dont logiquement le monisme subjectif n’a pas le droit de poser la réalité), ces événements et ces êtres n’étaient pas, ils n’ont été que du jour où une pensée les a construits et projetés dans les abîmes des âges disparus. Mais cette pensée, nous venons de le voir, a pu être celle de l’animal ; et comme l’animal n’est, à son tour, pour nous du moins, qu’une représentation, il s’ensuit que le monde matériel a commencé d’exister, d’abord dans la conscience des animaux antérieurs à l’homme, puis, avec l’animalité, dans la conscience humaine. Quelle logomachie ! Joint à cela que la matière inorganique paraît bien être la condition de la vie, et la vie, celle de la pensée ; en sorte que, d’après le système, les conditions n’existent réellement pas, ou n’existent qu’après coup, dans la pensée qui, sans elles, ne se serait pas produite.

En vérité, nous avons quelque honte de pousser à de telles conséquences le monisme subjectif. M. Penjon ne peut avoir sérieusement accepté l’entière responsabilité de cette doctrine[1]. Peut-être a-t-il voulu montrer simplement, par l’exemple de Berkeley, que, pour être un profond métaphysicien, il faut avoir à l’occasion le courage de heurter le sens commun. Sans doute le sens commun n’est pas la science, et celle-ci serait inutile si elle ne devait dépasser celui-là. Mais un système, fût-il parfaitement lié, n’est pas nécessairement toute la science, et même un philosophe n’est pas à la rigueur tenu d’avoir un système. Des analyses et des observations exactes, des inductions prudentes, peuvent remplir honorablement une vie de penseur et servir plus utilement la science, j’entends la science définitive, que ces brillantes et fragiles constructions qui prétendent embrasser la totalité des choses et n’attestent que les rares qualités de l’esprit ingénieux ou puissant qui les éleva.

Nous ne terminerons pas cet article sans rendre témoignage aux sérieux mérites du travail qui en fait l’objet. Nous louerons bien haut l’élégante clarté de l’exposition, les ressources variées d’une dialectique à la fois aisée et pénétrante, une érudition très-sûre et suffisamment étendue, un ton général d’urbanité qui rend le livre et l’écri-

  1. M. Penjon termine en effet son ouvrage par ces mots : « De l’impossibilité de rien savoir de ce qui n’est pas nous ou nos modifications personnelles, nous concluons à la nécessité de croire, mais pour des raisons purement morales, à l’existence d’autres esprits seulement, Dieu et nos semblables. » Mais c’est l’impossibilité de ne rien savoir qui ne nous paraît pas absolument démontrée.