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Cette doctrine, qu’il a lui-même appelée l’immatérialisme, consiste essentiellement à résoudre les objets extérieurs en idées. Nous ne connaissons et ne pouvons connaître des corps que les qualités sensibles ; or ces qualités n’existent que par la représentation que l’esprit s’en fait. Ces représentations, ce sont pour Berkeley des idées ; les agrégats de qualités forment des agrégats d’idées, qui sont toute la réalité des choses. Supposer au delà des impressions tactiles, visuelles, etc., un je ne sais quoi qui ne serait ni senti ni perçu et qu’on décorerait du nom de substance, est une hypothèse à la fois inutile et contradictoire. Inutile, car notre connaissance des objets n’en est rendue ni plus étendue ni plus certaine ; contradictoire, car cette prétendue substance, pour être conçue, doit être représentée, c’est-à-dire devenir elle-même une idée, un mode de l’esprit. — De là cette formule : Esse est aut percipere aut percipi.

Diverses idées peuvent s’associer et devenir réciproquement signes l’une de l’autre. « Si nous prenons pour exemple une orange, nous devons admettre qu’il y a autant d’oranges que de qualités perçues ; l’orange visible n’est pas la même que l’orange tangible ; le goût, l’odorat et l’ouïe nous donneront encore d’autres oranges. En d’autres termes, ce n’est pas la même orange que nous font connaître la vue, le toucher, le goût, l’odorat et l’ouïe. Comment se fait-il donc que nous nous servions d’un même nom pour désigner ces objets différents ?… Nous avons appris dès l’origine à associer telle couleur, telle forme, telle saveur, telle odeur et tel son de manière que l’une de ces qualités nous rappelle les autres, nous avertisse que nous les connaîtrons si nous sommes placés dans telle ou telle condition. Nos sensations sont pour nous les signes les unes des autres ; nous savons dès notre enfance, après l’avoir appris toutefois de ce maître admirable que l’on nomme la nature, les interpréter, les comprendre, et, au lieu de les percevoir simplement, nous les complétons, en quelque manière à notre insu, aujourd’hui, les unes par les autres. Nous faisons ainsi un objet unique de ces objets divers ; nous les désignons par le même nom, mais ce sont en réalité, si l’on va au fond des choses, des objets tout à fait différents en eux-mêmes, avant cet acte de l’esprit qui les assemble en un tout. » Cette liaison des perceptions particulières est tout à la fois, pour Berkeley, constante et arbitraire, comme celle qui existe entre les mots d’une langue et le sens de ces mots.

Ces idées, ces groupes d’idées, existent dans l’esprit et ne répondent à rien d’extérieur. Mais ces idées-choses sont purement passives ; l’âme ne les produit pas, et elles s’associent en elle sans qu’elle le veuille ni même qu’elle en ait conscience. On est donc conduit à admettre l’existence d’un agent immatériel qui enchaîne, meut et dispose toutes choses selon les règles et pour les fins qu’il juge à propos. « Les choses sensibles n’ont aucune activité propre ; elles ne sont que des signes les unes des autres, et, par leur liaison, forment une sorte de discours raisonné qui est nécessairement l’effet d’une cause intelligente. » Voilà