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l’idée d’un Dieu infini ; mais qu’elle était juste à la hauteur de sa connaissance des phénomènes ;

« 4o Que, sa croyance dépendant et résultant de sa connaissance des phénomènes, elle se serait élevée à la foi en l’Infini, si elle avait pu arriver à une vue compréhensive et exacte de ces phénomènes.

« Sa foi, quelle qu’elle fût, n’était pas intuitive au sens ordinaire du mot ; mais elle dérivait du raisonnement. »

Il y a, ajoute l’auteur, une comparaison instructive à établir entre Laura Bridgman et Julia Brace, une autre aveugle sourde-muette, élevée à l’asile de Hartfor. À l’âge de vingt ans, cette dernière fut soumise à l’expérience suivante. On attira son attention sur divers objets artificiels, en lui disant qu’ils avaient été faits par un tel ou une telle. L’idée de faire lui était d’ailleurs familière, puisqu’elle-même faisait diverses choses. On lui présenta un certain nombre d’objets naturels, fruits, fleurs, minéraux. On lui dit qu’aucune personne, ni homme ni femme, ne les avait faits. « On espérait ainsi piquer sa curiosité et la conduire à l’idée d’un Créateur. L’expérience fut sans succès, et, quoique répétée plusieurs fois, elle n’a abouti à rien. Même aujourd’hui, que Julia Brace a plus de soixante-dix ans, il est difficile de dire jusqu’à quel point elle saisit le vrai caractère de la Divinité[1]. »

Au reste, pour l’instruction religieuse de Laura, il y a eu des tiraillements entre ses divers maîtres. On en trouve dans le journal de nombreuses traces. Son institutrice n’aspirait qu’à lui mettre une Bible entre les mains. Au contraire, le Dr Howe, intraitable sur ce point, était imbu d’idées qui rappellent celles de Rousseau dans l’Émile, et voici dans quel style il les exprime : « Quand ses facultés perceptives auront pris connaissance des opérations de la nature ; qu’elle sera accoutumée à remonter des effets aux causes ; alors sa vénération pourra s’adresser à Celui qui est tout-puissant, son respect à Celui qui est omniscient, son amour à Celui qui est toute bonté et tout amour ! Jusque-là, je crois qu’il n’est pas sage, par un effort prématuré, de courir le risque de lui donner de Dieu une idée indigne, fatale à la paix de son âme. Je craindrais qu’elle ne se le représentât comme les enfants qui le revêtent d’attributs indignes, parfois grotesques, que la raison adulte condamne plus tard, mais qu’elle essaye en vain de corriger. « (P. 52.)

Cependant, soit par suite d’indiscrétions ou de son contact avec les autres élèves, soit naturellement, Laura interroge sur ce point. On lit dans le journal à la date du 9 juin 1841 : Elle demande qui a fait l’eau. — Renvoyée au Dr Howe pour la réponse. — Ses questions deviennent de plus en plus pressantes. Le Dr Howe, alors sur le continent (en 1845), se décide à lui envoyer ce qu’on peut appeler sa Profession de foi du Vicaire savoyard, sur la forme d’une longue lettre, d’un caractère grave (p. 250). — À partir de ce moment, pour le reste de sa vie, lecture de la Bible, exercices religieux, vie d’une femme pieuse.

  1. Introduction, p. xvii-xix.