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guyau. — l’hérédité morale de m. spencer

Telle action particulière est prescrite à l’animal par l’instinct d’une manière aussi précise que dans les dix commandements de Dieu : il l’accomplit rigoureusement, scrupuleusement, à moins qu’un autre instinct, non moins précis lui-même dans ses ordres, ne se mette à la traverse. Nos chiens de chasse apportent en naissant un savoir acquis ; les chiens d’Amérique, importés d’Europe il y a quelques siècles, ont appris à leurs dépens la tactique à employer pour chasser les pécaris ; ils n’ont plus besoin qu’on la leur apprenne et triomphent dans la lutte là où un chien récemment venu d’Europe se fait déchirer tout d’abord : c’est là l’avantage des bêtes, de n’avoir point à rapprendre certaines choses ; c’est comme si nos enfants savaient lire en naissant.

Quand de l’animal on passe à l’homme, on trouve bien des différences. Là, de nouveaux éléments doivent entrer en ligne de compte. Sans parler ici de la volonté morale admise par les uns, rejetée par les autres, notre sensibilité et notre intelligence, si prodigieuses à côté de celles des animaux, suffisent à tout modifier. Grâce à elles, l’influence du milieu physique et moral s’accroît considérablement (dans le milieu moral rentre l’éducation) : nous sommes ouverts à un nombre indéfini d’impressions qu’ignorent les animaux ; dans ce milieu hétérogène et résistant, l’hérédité morale se transmet évidemment avec plus de difficulté. En outre, chez l’homme l’intelligence intervient, réduit en système et ramène à des principes abstraits les instincts moraux les plus concrets ; or, si l’on en vient à penser qu’on obéit à une raison quand on obéit à un instinct héréditaire, l’instinct lui-même, devenant inutile, tendra à s’effacer pour faire place au raisonnement. Enfin, dans la société humaine, les relations des êtres se compliquent de plus en plus, d’où il suit que les vertus morales se compliquent dans la même proportion ; or l’hérédité, toute-puissante quand il s’agit de faire accomplir à l’animal un acte déterminé, perd la plus grande partie de sa force quand il s’agit de transmettre à l’homme des vertus aussi abstraites en elles-mêmes et aussi variées dans leurs effets que le sont par exemple la justice, la probité, etc.

On a souvent invoqué, pour montrer la force irrésistible de l’hérédité morale, l’exemple de certaines passions, de certains vices héréditaires ; un dipsomane peut engendrer toute une famille de dipsomanes ; de même pour la manie de l’assassinat, du viol ou du vol[1]. Mais précisément ce sont là autant d’actes déterminés et tou-

  1. On trouvera beaucoup d’exemples de ce genre dans le livre de M. Ribot sur l’Hérédité.