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naville. — la physique et la morale

pensée n’a aucune peine à entendre qu’un mouvement de translation arrêté devienne un mouvement moléculaire, et qu’un mouvement moléculaire produise des ondulations dans l’éther. Tout cela appartient au même ordre de représentations objectives, et l’on conçoit sans peine que, si nous étions pourvus d’organes capables de percevoir les molécules des corps et le fluide éthéré, nous pourrions suivre ces transformations de mouvements, comme nous suivons la marche d’un mécanisme où le mouvement d’une roue produit le mouvement d’une autre roue. Mais la transformation des mouvements perçus en perception et des mouvements sentis en sensation fait passer l’esprit d’un monde à un autre. Il ne s’agit plus d’un même ordre de représentation objective où tout s’enchaîne sans difficultés pour la pensée ; il s’agit de passer de l’observation sensible à l’observation psychique, qui est d’un autre ordre. Identifier les deux ordres, c’est, comme l’a dit Charles Sécrétan, « prononcer des mots dont il est impossible de réaliser le sens[1]. »

Nous avons ici un exemple d’un phénomène sans la connaissance duquel l’histoire de la philosophie n’est pas intelligible ; je veux parler de l’éblouissement que produit une idée nouvelle, éblouissement par l’effet duquel l’idée nouvelle prend des proportions illégitimes et fait crier : Tout est là ! Pythagore ayant reconnu, par une intuition de génie, le rôle des mathématiques dans la science de la nature, arrive à la formule : « Tout est nombre. » Condillac, sous l’impression des découvertes faites à son époque au sujet de l’influence des signes sur la pensée, déclare que « la science n’est qu’une langue bien faite ». Hegel, voyant que les lois de la logique se retrouvent partout, dans l’ordre de la nature aussi bien que dans nos conceptions, proclame que « la logique est tout », et que l’univers n’est qu’une série de syllogismes enchaînés. Un fait du même ordre se produit chez Herbert Spencer. Ébloui par la théorie de la transformation des mouvements et de la constance de la force, il s’écrie : Tout est là, et la pensée humaine n’est qu’un mouvement transformé.

Les progrès de la physique sainement interprétés sont loin de conduire à de semblables résultats ; bien au contraire : dans la mesure où ils réduisent toute la partie objective des phénomènes au mouvement seul, ils creusent la séparation des éléments matériels et des éléments psychiques, du corps et de l’esprit. Cela est indubitable ; mais, en même temps, les progrès de la physiologie établissent toujours plus les rapports intimes des deux classes de faits que

  1. Discours laïques, p. 156.