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sans nombre et le désordre de son industrie ; ajoutez à tout cela, dis-je, que cette forme sociale a pour caractère de produire la répugnance industrielle, le dégoût du travail.

« Partout vous entendez le travailleur, ouvrier ou fonctionnaire, maudire son sort ou son occupation, soupirer après la retraite qui le délivrera du supplice que sa position lui impose. C’est le grand, le fatal caractère de l’industrie civilisée, d’être répugnante, de n’avoir pour mobile pivotai que la peur de mourir de faim. Le travailleur civilisé est un véritable forçat. Tant que le travail productif ne sera pas organisé de manière à se conjuguer sur plaisir au lieu de se conjuguer sur peine, ennui et répugnance, il arrivera toujours que ceux qui pourront s’y soustraire l’éviteront. Ceux-là seuls se livreront au travail, qui y seront contraints par le dénuement et la misère, sauf de rares exceptions. Dès lors les classes les plus nombreuses, les artisans de la richesse sociale, les créateurs actifs et directs du bien-être et du luxe sont toujours condamnés à côtoyer la misère et la faim ; ils seront toujours inféodés à l’ignorance et à l’abrutissement ; ils seront toujours ce vaste troupeau d’hommes de somme que nous voyons déformés, décimés par les maladies et courbés dans le grand atelier social, sur le sillon ou sur l’établi, pour préparer la nourriture raffinée et les somptueuses jouissances des classes supérieures et oisives.

« Tant qu’on n’aura pas réalisé un procédé d’industrie attrayante, il sera vrai qu’il faut beaucoup de pauvres pour qu’il y ait quelques riches : aphorisme hideux et lâche, que vous entendez chaque jour passer, comme un axiome d’éternelle nécessité, sur les lèvres des gens qui se disent chrétiens ou philosophes. Il est très-facile de comprendre que l’oppression, la fourberie, l’indigence surtout, seront l’apanage permanent et fatal de toute société caractérisée par la répugnance industrielle, puisqu’alors c’est l’indigence seule qui peut condamner et forcer l’homme au travail : et la preuve péremptoire, c’est que si tous les ouvriers, si tout le monde devenait riche subitement, les dix-neuf vingtièmes des travaux seraient abandonnés[1]. »

D’après les fouriéristes, l’ordre actuel de la société tend à concentrer la richesse entre les mains d’un petit nombre d’individus ou de compagnies immensément riches, et à réduire le reste de la société à une dépendance complète envers les premiers. C’est ce que Fourier appelait la féodalité industrielle. « Cette féodalité, dit Considérant, se trouverait constituée, dès que la plus grande partie des

  1. V. Considérant, Destinée sociale, I, p. 60-61.