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N’est-ce pas plutôt le contraire ? La rémunération, au lieu d’être proportionnée au travail et aux privations de l’individu, est presque en raison inverse de ses efforts et de ses privations ; ceux qui reçoivent le moins sont ceux qui travaillent et se privent le plus. Souvent même, les pauvres, fainéants ou insouciants, de mauvaise conduite, ou qui méritent le plus qu’on les accuse de n’avoir à s’en prendre qu’à eux-mêmes de leur condition, fournissent un labeur bien plus grand et bien plus dur, je ne dirai pas seulement que les gens nés pour jouir de l’indépendance que donne la fortune, mais que la plupart de ceux qui sont le plus largement rémunérés parmi les hommes obligés de gagner leur vie ; l’empire insuffisant que le pauvre industrieux exerce sur lui-même lui coûte plus de sacrifices et plus d’efforts que les membres plus favorisés de la société n’ont à s’en imposer. L’idée qu’il existe en fait, dans l’état acluel de la société, une justice distributive, c’est-à-dire une proportion entre le succès et le mérite, ou entre le succès et le travail, est pour tous une chimère pure qu’il faut reléguer dans le domaine du roman. La vertu et l’intelligence des individus, il est vrai, ne sont pas absolument sans influence sur leur sort ; ces qualités leur servent en réalité de titres, mais de titres bien inférieurs à beaucoup d’autres qu’ils ne doivent aucunement à leur mérite. Le plus puissant de tous est la naissance. La grande majorité des hommes occupent la position pour laquelle ils sont nés. Il en est qui sont nés pour être riches sans travailler, d’autres pour occuper une position où ils peuvent devenir riches par le travail, le plus grand nombre pour se livrer à un travail pénible et pour subir la pauvreté pendant toute leur vie, un grand nombre pour l’indigence. Après la naissance, la principale cause de succès dans la vie est l’accident et l’occasion. Lorsqu’une personne qui n’est pas née riche réussit à le devenir, il est vrai, sans doute, que son industrie et son adresse ont contribué à ce résultat ; mais l’industrie et l’adresse n’auraient pas suffi, sans un concours d’occasions et de chances qui n’est jamais que le lot d’un petit nombre. Si la vertu est pour quelques-uns une cause de succès, les vices, la bassesse, une servile obséquiosité, la dureté du cœur, l’avarice et l’égoïsme, le sont pour d’autres, et bien plus souvent ; ajoutons-y ces mensonges que le monde autorise, ces tours d’adresse en affaires qu’on tolère, les jeux de bourse, et trop souvent des fourberies pures. L’activité et le talent sont des causes de succès bien plus puissantes dans la vie que les vertus ; mais, si l’un réussit parce qu’il consacre son activité et son talent à quelque objet d’une utilité générale, un autre prospère parce qu’il applique les mêmes qualités à damer le pion à un rival et à le ruiner. Tout ce qu’un