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stuart mill.fragments inédits sur le socialisme

pour qui ils ont le double avantage d’être une coutume dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et d’être consacrés par l’intérêt personnel, n’est-il pas très-naturel qu’un ouvrier qui a commencé à réfléchir sur la politique les regarde sous un jour très-différent ?

Dans les pays où il n’y a plus de progrès à réaliser dans le domaine des droits politiques, est-il possible que les moins fortunés d’entre les « adultes mâles » ne se posent pas la question de savoir si le progrès doit s’arrêter au point où ils sont eux-mêmes parvenus ? En dépit de tout ce qui s’est fait et de tout ce qui paraît devoir se faire encore, pour étendre les droits politiques au plus grand nombre, c’est toujours le petit nombre qui naît pour jouir de grandes richesses, et c’est la masse qui est destinée à une pauvreté extrême, que le contraste rend plus amère encore. Les hommes qui composent la grande majorité ne sont plus asservis ni tenus en sujétion par la loi ; ils le sont encore par la pauvreté : ils demeurent rivés à la même place, à la même occupation, obligés d’obéir à la volonté d’un employeur, privés par l’accident de la naissance et des jouissances matérielles et des avantages intellectuels et moraux que d’autres reçoivent en héritage, sans qu’il leur en coûte un effort, et sans que leur mérite y soit pour rien. Certes, le pauvre n’a pas tort de croire qu’un tel état de choses est un mal aussi grand peut-être qu’aucun de ceux contre lesquels le genre humain a lutté jusqu’ici. Est-ce un mal nécessaire ? Le pauvre l’entend dire par ceux qui n’en souffrent pas, par ceux qui ont tiré les bons numéros de la loterie de la vie. Mais n’en disait-on pas autant de l’esclavage, du despotisme, des privilèges de l’oligarchie. Tous les progrès que les classes les plus pauvres ont successivement réalisés à leur profit, et qu’elles doivent tantôt aux plus nobles sentiments, tantôt aux craintes qu’elles inspiraient à la classe puissante, quand elles ne les ont pas acquis à prix d’argent, ou en récompense de l’appui donné à quelque faction de la classe prépondérante dans les querelles intestines qui la divisaient ; tous ces progrès ont rencontré d’abord l’obstacle des préjugés les plus forts. Par la conquête de ces avantages, les classes subordonnées ont prouvé leur force et se sont mises en état d’en acquérir de nouveaux ; elles en ont tiré un double profit, puisque ces privilèges dérivaient en leur faveur une partie du respect qui est l’apanage du pouvoir, et qu’ils modifiaient dans le même sens les croyances de la société. Tous les avantages qu’elles parvenaient à conquérir étaient censés désormais leur revenir de droit ; ce qui n’empêchait pas de les juger indignes de ceux qu’elles n’avaient point encore acquis. Quel motif les classes que le système social place dans un état de subordination auraient-elles donc d’ajouter foi aux