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analyses. — benno erdmann. Kant’s Prolegomena.

écartant toute préoccupation d’une conviction métaphysique personnelle, ne peut méconnaître, ce me semble, la tendance empirique de l’œuvre tout entière. On pourrait dire que la doctrine de la Critique est un positivisme fondé à priori. L’esprit qui l’inspire éclate dans cette fière parole de Kant : « Ma place n’est pas sur ces hautes tours métaphysiques, autour desquelles il se fait d’ordinaire beaucoup de vent ; elle est dans le bathos fécond de l’expérience[1] » Le mot mystérieux de noumène n’y est jamais prononcé sans être accompagné de restrictions formelles incessamment reproduites. N’est-ce pas une chose digne de remarque que dans le passage sur la causalité intelligible, que M. Erdmann tire peut-être un peu trop à sa thèse, toutes les propositions sont présentées sous forme conditionnelle ? C’est que le noumène, comme Kant le dit dans sa terminologie laborieuse, n’est qu’un concept limitatif problématique ; ou, comme on pourrait dire en français, il n’exprime que la relativité de la connaissance[2]. Certes, l’idéalisme, quoiqu’on l’ait sans cesse répété, n’est pas l’âme de l’ouvrage. « Peu s’en est fallu, a dit un hégélien dans un passage souvent rappelé, que Kant, en réduisant les sources de la connaissance à ce qu’il y a d’interne dans l’esprit humain, n’ait aussi renversé avec conscience cette séparation qui paraît si souvent menacer ruine dans son système, entre la pensée et la chose en soi. » Peu s’en est fallu, dirais-je plus volontiers, qu’il n’ait effacé la séparation entre le phénomène et la pensée, en rompant le fil fragile qui unit le phénomène à la chose en soi. Aussi, quand on passe aux Prolégomènes, on ne peut voir sans surprise comment Kant rabaisse son idéalisme jusqu’à n’être plus qu’une extension de la doctrine courante sur la distinction des qualités premières et des qualités secondes des corps[3], laissant ainsi dans l’ombre cette autre face de son idéalisme, le réalisme empirique, qu’il étale avec orgueil dans la Critique ; comment il fait servir cet idéalisme à la conception d’un anthropomorphisme tout à la fois moral et symbolique[4] ; comment il vante l’excellence de ces mêmes idées métaphysiques dont la Critique a mis à nu la vanité profonde, pour écarter « les systèmes dangereux » et pour « donner carrière aux idées morales en dehors du champ de la spéculation[5] ». Ne sommes-nous pas bien loin de la Critique ? La différence n’est pas tant dans la lettre du texte que dans la direction donnée aux pensées, et, plus profondément, dans le sentiment qui en fait l’âme.

Maintenant, faut-il conclure que Kant, en écrivant les Prolégomènes, ait accentué ses convictions dans un intérêt de popularité ? On peut trouver de ces divergences une explication plus simple et qui écarte

  1. Prolég., p. 192.
  2. Il faudrait citer ici tout le chapitre sur la distinction des objets en phénomènes et en noumènes.
  3. Prolég., p. 62.
  4. Prol., p. 167.
  5. Prol., p. 177.