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En résumé, il nous semble que, dans le débat engage entre l’école nativistique et l’école empiristique, il n’y a pas nécessité de choisir d’une manière absolue entre les deux écoles et d’adopter systématiquement un seul mode d’explication : car l’un et l’autre sont légitimes. Si empiristique que l’on soit, il faut bien reconnaître qu’il y a quelque chose de natif dans la perception des sens ; et, si nativistique que l’on soit, il faut avouer qu’il y a des perceptions complexes qui viennent de l’expérience et de l’habitude. Il n’y a donc aucune raison a priori de prendre parti pour l’une ou l’autre explication, et, dans chaque cas en particulier, il faut toujours se décider pour les données propres de la question.

Ainsi l’école empiristique n’est pas encore allée jusqu’à soutenir que la perception du son et celle de la couleur ne sont pas des perceptions naturelles de l’ouïe et de la vue : personne n’a dit que l’ouïe ne perçoit le son, et la vue la couleur que par leur association avec le toucher. Même en supposant que certaines sensations qui nous paraissent simples soient des sensations complexes associées par l’habitude, il faut toujours reconnaître que les éléments sont de même nature que le tout, que les éléments simples de la sensation de son sont des sons, et les éléments de la sensation de couleur sont des couleurs, ou tout au moins de la lumière[1]. Il est impossible d’aller au delà de la lumière et de la couleur pour la vue, et du son pour l’ouïe. Dire que ces sensations elles-mêmes ne seraient que les conclusions et les résultantes d’autres sensations plus profondes et plus anciennes dont nous aurions perdu la conscience et le souvenir, c’est dépasser le domaine de l’expérience, c’est faire appel à des états de conscience absolument inconnus : c’est de la métaphysique, non de la psychologie. Il faut donc admettre comme innés le sens de la couleur, celui de l’odeur, celui du son, et, dès lors, où est l’inconvénient d’admettre un sens inné de l’espace ? Et surtout, si l’on admettait comme innée la perception de surface, quelle difficulté y a-t-il à attribuer la même innéité à la troisième dimension ? Sans doute, ce n’est pas là une raison suffisante pour admettre cette hypothèse ; mais c’est une raison suffisante pour ne pas se croire obligé de la rejeter. Maine de Biran a dit : « L’innéité est la mort de l’analyse. » Cela est vrai : mais qu’y faire ? Si l’on vient se heurter à quelque chose d’inné, il faut bien en prendre son parti et ne pas sacrifier la vérité à nos commodités intellectuelles. Il nous est agréable

  1. M. Delbœuf cite un cas remarquable (La Psychologie comme science naturelle, p. 58) où ce que nous croyons une sensation de couleur n’est encore qu’un jugement, et où la couleur que nous croyons voir est une inférence de celles que nous voyons réellement : mais ce sont toujours des couleurs.