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sans aucune distance à notre œil, nous paraît une supposition contradictoire. En effet, dans la perception d’un plan en tant que plan, il y a des points centraux qui envoient des rayons directs dans le sens de l’axe de l’œil, et des points extrêmes qui envoient des rayons obliques dans le sens latéral. Or, d’après la géométrie, la perpendiculaire étant plus courte que l’oblique, les rayons extrêmes doivent être plus longs que les rayons centraux ; et non-seulement ils doivent être plus longs dans la réalité, mais je dois avoir conscience de cette inégalité de longueur. En effet, pour que je perçoive un plan comme plan, il faut que je voie les points extrêmes à une plus grande distance que les points centraux ; car, si je les voyais tous à la même distance, ou plutôt à une distance nulle, c’est que les points extrêmes se confondraient avec les points centraux ; tout se confondrait en un point unique, et le plan disparaîtrait.

M. Helmholtz semble répondre d’avance à cette objection en faisant remarquer que, dans l’exemple de l’opérée de Wardrop, la malade était incapable de porter le regard sur un objet vu indirectement, et il en tire cette conséquence qu’elle ne percevait pas la différence de distance entre les points centraux et les points extrêmes du tableau. Mais, même en supposant l’œil immobile et fixé sur un objet vu de face, il y a toujours un champ de vision d’une certaine étendue, et par conséquent des extrémités plus éloignées que le centre, et il nous semble que notre argument subsiste. D’ailleurs, la difficulté de mouvoir l’œil venait sans doute d’un défaut d’habitude, et non d’un défaut de perception, car Wardrop nous dit que, pour voir un objet indirect, elle tournait la tête tout entière. On ne doit donc pas conclure qu’elle ne voyait pas indirectement, puisqu’elle tournait la tête vers l’objet, mais seulement que les mouvements de l’œil étaient encore incertains et inexpérimentés, comme ils devaient l’être[1].

Ceci nous conduit à une dernière difficulté que nous devons examiner en terminant. Nous n’avons parlé de la vue que dans son rapport avec le toucher ; nous nous sommes demandé seulement si le toucher était indispensable pour que la vue pût acquérir la notion de distance ; c’est le point seul que nous avons examiné. Est-ce à dire maintenant que la vision ne soit pas quelque chose de très-complexe et ne contienne pas des éléments hétérogènes qui entrent comme facteurs dans la perception visuelle de la distance ? Non sans

  1. Les petits enfants tournent de très-bonne heure les yeux pour suivre la lumière dans le sens latéral. Ils ont donc conscience que la lumière s’éloigne d’eux en passant du centre aux extrémités : autrement l’œil resterait immobile.