Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VII.djvu/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
revue philosophique

d’une manière inséparable. On comprend alors que l’une de ces deux perceptions puisse rappeler l’autre ; l’une en effet réveille le souvenir de l’autre ; et si l’imitation est parfaite, ce souvenir peut devenir assez vif pour devenir presque une perception. Il ne s’agit ici que de réveiller dans l’imagination visuelle le souvenir d’une perception antérieure, tandis que dans l’autre hypothèse il faudrait que la vue contractât par son alliance avec d’autres sens une perception qui lui serait complètement étrangère.

L’argument le plus fort en faveur de l’opinion reçue est celui de Berkeley. La distance est une ligne qui va de l’œil à l’objet distant. Elle est perpendiculaire à la surface de l’œil et ne le touche que par un point. Or comment l’œil, qui n’est affecté qu’en un point, pourrait-il percevoir la ligne qui est en continuation de ce point dans la même direction ? Or cela est vrai de chacun des points de l’objet distant. Chacun d’eux envoie des rayons qui ne touchent notre œil qu’à leur extrémité. L’œil ne reçoit donc en réalité qu’un ensemble de points continus qui reproduisent en surface l’objet distant, mais sans aucune indication sur la distance elle-même. Les accommodations qui se font dans l’œil suivant des distances sont inconscientes et ne portent point du tout l’idée de distance avec elles. On ne voit donc pas pourquoi l’œil percevrait autre chose que ce qui lui est intimement uni, c’est-à-dire des surfaces, car les profondeurs de l’espace ne se reproduisent qu’en surface sur la plaque de la chambre noire. En un mot, on ne peut pas voir la distance, car elle n’est qu’un intervalle, un rapport, une succession de plans ; elle ne peut pas être vue en tant que distance. La distance comme telle, c’est-à-dire le vide, n’envoie pas de rayons lumineux. Elle est objet de construction, de conception, d’inférence, non de perception.

Tel est le vrai fondement philosophique de l’opinion que nous examinons. Avant de répondre à cet argument, reprenons l’opinion elle-même par la base pour en déterminer le sens.

S’est-on bien demandé ce que l’on voulait dire en affirmant que par la vue nous voyons tous les objets sur un plan ? Voir sur un plan, c’est voir en surface ce qu’on ne peut voir en profondeur ; c’est ce qui arrive pour les décors de théâtre. Fort bien, mais on oublie que dans ce cas-là le plan lui-même est vu à distance. Peut-on voir un mur sans se supposer séparé du mur par un certain intervalle ? Le décor lui-même n’est-il pas éloigné de nous ? Pouvons-nous nous faire quelque idée d’un mode de perception qui consisterait à voir un mur sur nos yeux, comme l’aveugle de Cheselden ? Lorsque l’objet visible vient à toucher notre œil, nous ne voyons plus rien