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gérard. — les tendances critiques en allemagne

de divination, si habile à pressentir la vérité, n’était pas aidé d’une raison assez patiente, d’une méthode assez ferme, pour la pénétrer plus avant. Les Grecs, et après eux les Romains, ou, d’un mot, les anciens sont des artistes : il leur manque la science, l’industrie. Et, par ce vice, leur civilisation a péri. Il semble, dit du Bois-Reymond, que « la culture antique ait encore un pied dans l’âge de bronze. » Elle est désarmée d’avance devant les dangers qui se présenteront. Lors de l’invasion des Barbares, ce qui a perdu le monde ancien, c’est qu’il ne reposait que « sur le sable mouvant de la spéculation et de l’esthétique. » « Le plus grand malheur de l’humanité eût été évité, si les anciens avaient eu le sens de la science[1]. » — Au monde gréco-romain succède « le siècle s col asti que-ascétique[2]. » Durant cette période qui s’étend sur tout le moyen-âge, l’esprit de l’homme s’enferme en lui-même et rompt toute communication, tout commerce avec la nature. Mépris de la réalité vivante, mépris du corps, mépris de tout ce qui n’est pas l’idéal religieux. Pétrarque[3], un jour, faisait une ascension au Mont-Ventoux, près d’Avignon. Arrivé au sommet, il admire l’incomparable spectacle qu’il a sous les yeux : le Rhône à ses pieds, au loin la mer étincelante entre Marseille et Aiguës-Mortes, puis, de l’autre côté de l’horizon, la chaîne des Alpes. Dans son émotion, la pensée lui vient d’ouvrir le petit livre qui ne le quitte jamais, les Confessions de saint Augustin, il y lit : « Les hommes admirent les montagnes, l’Océan, les étoiles, et s’oublient eux-mêmes ! » Aussitôt, il redescend en grande hâte, et le même soir

  1. Il a paru préférable de ne pas interrompre l’analyse du discours de du Bois-Reymond. — Bien des réserves, cependant, seraient à faire sur cette condamnation, un peu sommaire, du génie grec. Non qu’il n’y ait plus d’une pensée frappante dans ce que dit l’illustre savant sur l’impuissance des anciens à atteindre la méthode scientifique, sur le défaut d’éducation de leur œil, et de leur raison, sur leur naïveté en fait de pratique. Quant aux causes données sur la chute de la civilisation antique, nul doute qu’il ne faille leur accorder la plus sérieuse valeur. Elles confirment ce qu’un esprit pénétrant et profond, M. Havet, a dit dans deux volumes sur l’Hellénisme, concernant l’absence d’une tradition scientifique chez les anciens, ce qui a rendu stériles les efforts d’un Aristote, d’un Épicure, de toute l’école Alexandrine, ce qui a énervé d’avance la vigueur de la résistance que l’esprit grec aurait pu faire, non aux Barbares, mais à la nouvelle civilisation, à celle qui devait être la civilisation chrétienne. — Mais il conviendrait de mettre plus d’un tempérament à l’expression de la pensée de du Bois-Reymond. Il y a une science grecque (surtout une astronomie grecque), il y a aussi une industrie grecque et romaine (Boeck et Friedländer auraient dû le lui apprendre). Et quant à la philosophie grecque proprement dite, elle n’est peut-être pas de celles dont il est permis de dire avec Pascal qu’elle « ne vaut pas une heure de peine. »
  2. Discours, p. 225-227.
  3. Ce trait de la vie de Pétrarque, si ingénieusement rappelé et commenté par du Bois-Reymond, est emprunté à la lettre même écrite par Pétrarque à son confesseur, Dionigi de Roberti (Lettere di Francesco Petrarca. — Firenze, 1863, vol. 1, p. 481).