Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
revue philosophique

apaiser ou séduire, siècle de lents efforts, souvent répétés, de découvertes fortuites, siècle d’apprentissage laborieux où l’homme n’est encore qu’un adorateur de fétiches et un faiseur d’outils. — Puis vient « le siècle de l’anthropomorphisme[1]. » Pour pénétrer l’énigme de l’univers, l’homme projette hors de lui la vie, l’esprit, la conscience qui l’anime, il se représente tout à son image : la nature apparaît comme peuplée de désirs, de volontés humaines. Les religions, qui naissent du spectacle de cette nature, de l’espérance d’en lever le voile, n’ont, elles aussi, que la figure humaine. C’est le premier pas dans la voie de la méthode. Dès ce premier moment, dès cet éveil de la curiosité ; dès ce pressentiment, encore lointain, du savoir futur, un instinct avertit l’intelligence que l’homme ne trouvera qu’en lui-même la clef du mystère. Et telle est la puissance, telle sera la durée de cette intuition primitive qu’aujourd’hui encore, comme un legs du passé, cet anthropomorphisme survit jusque dans la science, et y perpétue des notions d’un autre âge, la volonté, par exemple, et la force, qui n’ont rien perdu de leur prestige sur les esprits même les plus affranchis. « C’est toujours, ajoute du Bois-Reymond, la fable du serpent qui se mord la queue. » — Ici se place « le siècle spéculatif-esthétique[2], » le siècle de l’antiquité grecque. C’est le temps des divinations spéculatives, de ces intuitions heureuses qui font que parfois dans telle pensée d’un Thalès, d’un Pythagore, dans tel rêve d’un Platon, dans telle hypothèse singulièrement précoce d’un Démocrite ou d’un Épicure, il semble que déjà toute la science à venir est comprise, et, comme par miracle, hâtée, mûre avant l’heure. C’est le temps aussi de l’élégance, de la grâce, de l’harmonie, de la beauté : le sens des formes, le goût de la perfection, l’instinct de la mesure créent, sans effort, par enchantement, les arts plastiques[3], la poésie, la musique. L’esprit de l’homme est, alors, merveilleusement doué pour saisir, à la surface, et d’après les formes seules de l’univers, le secret de sa structure et de son essence : il voit la nature en devin et en poète. Mais il n’a pas le don de la science, il ne connaît ni l’induction, ni l’expérience, ni la pratique, et cette industrie de la découverte, ou cet art d’appliquer la science à la vie, qui sont les caractères de l’âge scientifique proprement dit. L’œil des Grecs, si fin pour la contemplation esthétique, était aveugle, par exemple, pour la véritable astronomie. Leur sens

  1. Discours (215-218). — Du Bois-Reymond trouve exagérée la part que Th. Buckle accorde à l’influence des climats sur les idées religieuses.
  2. Das speculativ-ästhetische Zeitalter. — Discours (p. 218-224).
  3. Du Bois-Reymond, cependant, à un certain passage, se montre étrangement dédaigneux pour la technique architecturale des Grecs, où il ne voit qu’une des formes relativement inférieures de la culture humaine, « eine verhältnissmässig niedrige Bildungsstufe der Menschheit. »