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gérard. — les tendances critiques en allemagne

docteur Dhring, l’ex-privat docent de Berlin, ne tend à rien moins qu’à une synthèse totale de l’univers, sorte de cosmogonie en prose après l’épopée, tant la tradition est vivace, tant la longue hérédité des habitudes intellectuelles s’est peu à peu fixée en instinct.

Et cependant, depuis un certain nombre d’années, il est permis de reconnaître, à des symptômes non douteux, un retour à l’esprit qui, vers la fin du siècle dernier, inspira l’œuvre d’Emmanuel Kant. La Critique, après une éclipse d’un demi-siècle, renaît, et avec elle, réveillés de cet autre et plus profond sommeil, qui s’appelle la philosophie de Schelling et de Hegel, les nouveaux Kantiens reviennent à une idée plus distincte, plus claire de la science, à une vue plus juste des rapports qu’elle soutient avec la philosophie proprement dite. Pour parler avec rigueur, jamais la méthode lumineuse et prudente de Kant n’avait été, même au plus fort du romantisme métaphysique, entièrement délaissée. Plus d’une Université en Allemagne veillait sur la doctrine du maître. À Iéna même, qui fut le berceau des romantiques, le poète Schiller, dans sa chaire de philosophie, enseignait la Critique ; et la foi profonde qu’il a toujours gardée à cette pensée ferme et sereine, par lui gagnait, convertissait jusqu’à l’indifférence de Gœthe[1]. Bien plus, parmi les novateurs que n’avait pas domptés la tyrannie des trois « Calibans[2] », tel dont l’influence devait être si tardive (c’est Schopenhauer que je veux dire) relevait encore, comme un défi à la métaphysique régnante, le nom respecté de Kant[3]. Enfin, plus scrupuleusement fidèle, à l’héritage des trois Critiques, un esprit ingénieux, précis, méthodique et profond, Herbart renouait d’avance la chaîne des temps, parce que, strict observateur de l’analyse kantienne, il l’employait à hâter l’avènement d’une science qui, aujourd’hui, aime à se placer sous les auspices de Kant, et qui déjà mérite d’être appelée la « psychologie exacte ». Ainsi, se maintenait, se perpétuait silencieusement la tradition de Kant : jusqu’au jour où, le cycle des métaphysiques une fois clos, la période des grandes aventures intellectuelles une fois terminée, après des incertitudes, des tâtonnements, des essais en des voies diverses, quelques intelligences sûres et fermes ont compris qu’il leur fallait se rattacher solidement aux origines, trop tôt méconnues, de tout ce travail de pensée déterminé par l’œuvre de Kant. Non

  1. Cette influence est visible dans la correspondance de Gœthe et de Schiller. (Voir surtout les années 1797-1800.)
  2. Les trois Calibans : expression par laquelle Schopenhauer désignait Fichte, Schelling et Hegel.
  3. L’un des, derniers disciples de Schopenhauer, Taubert, se rapproche de plus en plus de Kant. Voir son ouvrage intitulé Der Pessimismus und seine Gegner et le jugement qu’en porte James Sully dans son Pessimism. (Londres, 1877.)