Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/683

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
673
ANALYSESdühring. — Cursus der Philosophie.

mais un effort commun contre les forces de la nature, où les individus sont des auxiliaires, tout au plus des émules. — Il y a un faux optimisme, celui qui, insoucieux des misères des autres, n’envisage que ses propres satisfactions. Le manque de justice et d’aspirations idéales suffit à l’expliquer. Il a son principal représentant dans Leibniz. La doctrine servile de ce philosophe plaide, en faveur des forts, des grands et surtout du maître souverain, ou de Dieu, la cause du meilleur monde possible. Et l’on a vu « le plus sec, le plus rétrograde, le plus déplaisant » des philosophes modernes tenter la justification du mal. Trois siècles auparavant, Giordano Bruno, dont Leibniz n’est que le copiste honteux et maladroit, avait professé un sérieux et viril optimisme dont J.-J. Rousseau au xviiie siècle, et Shelley au xixe siècle, se sont faits de nouveau les interprètes. Cet optimisme rend justice à la nature et à la vie, tout en condamnant les maux de la société, — Il y a un pessimisme politique et social, dont Machiavel est l’interprète autorisé, et qui, s’il décourage de travailler au perfectionnement de la société, ne conduit pas à des aspirations mystiques vers l’autre vie ni à l’anéantissement. C’est que le pessimisme pratique porte son correctif avec lui. Il repose sur des vues étroites du cours empirique des choses, que des vues plus justes peuvent corriger. — Il en est autrement du pessimisme métaphysique, qui méprise et ignore la vie. C’est celui de Schopenhauer, qui a recours à une sorte de pouvoir magique de la volonté pour s’affranchir de la vie, ainsi qu’il convenait à un esprit dominé par la croyance aux sorcières et aux tables tournantes. Il faut reconnaître, cependant, que le pessimisme de Schopenhauer est inspiré par un certain culte de l’idéal et par le mépris, tout catholique, d’un monde qu’il juge incapable de le satisfaire. — D’ordinaire, le pessimisme a sa source non plus dans la passion de l’idéal, mais dans le dégoût de la vie, que ressentent les esprits blasés ou impuissants. « L’individu incapable de jouir de la vie cherche à se faire illusion, en se réfugiant, à la façon des dévotes, dans les jouissances raffinées de l’autre vie. » L’épuisement, que l’abus des plaisirs, du luxe, des jouissances esthétiques produit dans les hautes couches de la société, engendre cette indifférence à la vie, qu’une philosophie récente a mise à la mode. Les parties laborieuses de la société, et elles forment heureusement la majorité, n’ont rien à redouter de ce mal, qui relève plus de la pathologie que de la philosophie. — La philosophie de la réalité laisse de côté ces états maladifs de la pensée et de la volonté, et n’interroge que les âmes saines sur le prix de la vie. La sensibilité du règne animal tout entier fournit, par ses peines ou ses plaisirs normaux, les éléments d’une juste appréciation de la réalité. Si la vie était mauvaise, la douleur devrait y augmenter à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des êtres. Or, il n’en est rien. Ce qui le prouve, c’est que personne ne voudrait échanger son existence contre celle d’un être inférieur, sous prétexte que ce dernier est plus heureux. Sans doute, avec les chances de plaisir, croissent, par une inévitable