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autant d’Églises qu’il leur plaît, et, dans chaque Église, régler leur culte comme ils l’entendent, à la seule condition de n’y point prêcher la discorde, de n’y jamais rien dire de séditieux, de contraire à la sécurité publique ou d’irrespectueux pour le pouvoir.

Cette « Constitution de la Caroline » est de 1669. Dans tous les articles destinés à assurer la liberté religieuse, Locke ne faisait qu’appliquer les idées qu’il avait développées deux ans auparavant dans un Essai sur la tolérance. Cette œuvre, jusqu’ici inédite et que publie pour la première fois M. Fox Bourne[1], n’est nullement inférieure aux Lettres sur la tolérance, dont elle contient déjà toute la substance. Il faudrait l’exposer par le menu, ou plutôt la traduire en entier. Je ne puis qu’y renvoyer le lecteur. Un ordre irréprochable, une pensée lucide, un style net et alerte, voilà les qualités de cet excellent morceau. L’auteur fixe d’abord les limites de l’autorité civile et pose en principe que, instituée pour protéger les citoyens et garantir la paix sociale, elle a tous les droits qu’implique cette mission, mais rien de plus. Il s’ensuit que nos opinions et nos actions lui échappent dès qu’elles ne concernent en rien la société ; c’est le cas pour les opinions purement spéculatives et pour les cultes. Au contraire, l’État exerce de plein droit un contrôle sur notre conduite et nos croyances pratiques, en tant qu’elles intéressent l’ordre public ; mais ce contrôle ne va pas jusqu’aux consciences : il ne doit même s’exercer qu’avec une extrême réserve contre l’expression des opinions, parce qu’il est presque toujours mauvais et illusoire de la combattre ; enfin il ne saurait avoir pour but de supprimer tous les vices et de faire régner toutes les vertus, parce que la tentative serait trop dangereuse pour la paix sociale.

On le voit par ce dernier trait, les arguments de Locke même en faveur d’une thèse essentiellement morale sont toujours d’ordre utilitaire. Droit et intérêt public sont deux notions qu’il n’a jamais séparées. C’est ce qui donne à toute son argumentation je ne sais quel air de solide bon sens, très-persuasif grâce à l’absence de déclamation, relevé même par l’accent patriotique, mais qui manque toujours un peu de grandeur. On s’explique à merveille que ce moraliste ait renoncé à écrire un traité de morale proprement dite. Au fond, il n’eût su que dire en cette matière. Toute sa théorie du droit et du devoir était impliquée dans sa politique d’ordre et de liberté. À ses yeux, en effet, le devoir strict est de ne rien faire contre l’intérêt général ; le devoir large, de travailler au bien de la

  1. Fox Bourne, t. I, p. 174 à 194. Locke avait 34 ans quand il écrivit cet Essay concerning toleration, dont on ignorait jusqu’ici l’existence. Manuscrit de Locke : n° 1, série VIII des Shaftesbury Papers.