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marion. — john locke d’après des documents nouveaux

le connaît bien et n’est point hostile à ses tendances : « Locke tâtonne, hésite, n’a guère que des conjectures, des doutes, des commencements d’opinion que tour à tour il avance et retire, sans en voir les suites lointaines et surtout sans rien pousser à bout. En somme, il s’interdit les hautes questions et se trouve fort porté à nous les interdire… Ce sont nos limites qu’il cherche ; il les rencontre vite et ne s’en afflige guère. Enfermons-nous dans notre petit domaine et travaillons diligemment. « Notre affaire en ce monde n’est pas de connaître toutes choses, mais celles qui regardent la « conduite de notre vie[1]. »

Quelle différence entre cette sagesse un peu étroite, cette philosophie froidement ingénieuse, toujours près de terre, et le haut vol des cartésiens de race ! Laissons donc à Locke le mérite d’avoir été surtout par lui-même ce qu’il a été. Avouons que si Descartes agit beaucoup sur lui, ce fut moins d’une manière positive, par ce qu’il lui fournit directement, qu’en donnant l’éveil à son esprit et en provoquant de sa part une réaction.

Les véritables causes déterminantes du cours que suivit la pensée de Locke furent avant tout ses aptitudes propres et les circonstances au milieu desquelles ses dispositions natives eurent à s’exercer. Ses aspirations intellectuelles et morales, en harmonie avec son tempérament physique, et moitié encouragées par un milieu favorable, moitié surexcitées par un milieu contraire, voilà ses vrais maîtres. Né Anglais et dans une famille occupée de négoce depuis plusieurs générations, il était naturel qu’il eût plus de penchant pour la pratique que pour la haute spéculation. Et, en fait, les circonstances aidant, il fut, comme je l’ai dit, homme d’action autant que philosophe, ne vint à la théorie que par besoin de lumières et de règles pour la vie pratique. Venu dans un temps de grandes secousses politiques et religieuses, témoin des désordres que cause la violence aveugle des partis, les questions d’ordre social devaient le préoccuper avant tout, et sa raison, son humeur pacifique et sociable, son peu d’ardeur dogmatique, tout le portait à les résoudre dans le sens de la tolérance et de la liberté. Sa liaison avec Shaftesbury ne pouvait que le fortifier dans les mêmes tendances et, en le jetant dans la vie publique, multiplier pour lui les occasions de méditer sur ces mêmes questions. D’autre part, il était trop avide de connaissances positives et directement utiles pour ne pas se tourner vers les sciences physiques, et peut-être les préoccupations que lui donna de bonne heure sa propre santé ne furent-elles pas

  1. Histoire de la littérature anglaise, liv. III, chap., III, p. 3l0 de la 2e édit. 1866.