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la lumière est puissante, mais où les ombres disparaissent à mesure que le soleil triomphant s’élève, entre cette douce nuit et ce jour resplendissant, il est comme un crépuscule, et de lui aussi le poète aurait pu dire :

On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu’ainsi que l’enfant l’aube pleure de naître.

C’est parce que l’humour est une transition qu’il peut prendre tant d’aspects divers, tantôt mélancolique, plaintif, comme chez l’homme qui s’éveille à la réalité et s’attriste d’avoir perdu ses illusions d’enfant, tantôt plein de vaillance, quand il commence à découvrir le pouvoir de l’homme pour le bien (ainsi chez Dickens). Mais comme, dès qu’il s’adoucit, il perd sa saveur, il n’a qu’une forme parfaite : l’humour sardonique, que désespère le spectacle de l’idéal sublime, nécessaire et impossible. Ici, l’idéal apparaît encore, ainsi que dans tout art, sans rapport avec la réalité ; l’humoriste le contemple avec désintéressement, sans espoir ; ses anathèmes au monde ne sont qu’une satisfaction qu’il se donne et ne doivent, ne prétendent rien changer à rien : il est, comme dit M. Bahnsen, dilettante, et il peut se dire artiste. Notre auteur a donc pleinement raison (pourvu qu’il ne pense qu’à sa philosophie), en ajoutant que « l’humour est la forme artistique de sa métaphysique », c’est-à-dire de ce pessimisme qui tire de l’idéal moral même ses raisons de désespérer[1].

Mais voici une difficulté : si l’humour répond à un état de l’esprit que nous pouvons dépasser et qu’a dépassé tout homme élevé à une claire notion de ses devoirs, de leur étendue et de leurs limites, d’où vient donc le plaisir qu’il y goûte alors même ? comment peut-il se plaire à cette rechute dans le pessimisme ? — Comment ? Mais l’humour n’enferme-t-il pas une grande vérité, l’humilité du réel devant l’idéal, et n’est-il pas par là même respectable ? Cet âpre mépris de tout ce qui est imparfait et qui se glorifie dans l’oubli du parfait n’a-t-il pas été, pour bien des hommes, pour tous peut-être, la première révélation de l’idéal moral ? C’est une joie et un rajeunissement de revenir à ces indignations premières, à ces sévérités

  1. Quant à cet humour suprême qui consisterait à railler l’humour même, ce raffinement n’est pas impossible, car l’humour, en somme, enveloppe en lui une contradiction : il s’indigne secrètement au moment où il déclare l’indignation inutile. Toutefois sur ce point, on peut se ranger à l’avis de Jean-Paul, que « ce faux railleur, qui parodie sa propre parodie, nous devient insupportable par ses prétentions à se trop grandir. » (Poétique, I, 298.) Même, en voulant se dépasser ainsi, l’humour se tue lui-même et avec lui ce germe de moralité qu’il renferme ; et l’homme retombe dans le silence, dans l’inertie et le néant moral d’où il était sorti, où il ne devait plus rentrer.