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burdeau. — le tragique comme loi du monde

du commun. — Or, c’est là une de ces théories dont on peut encore étudier avec utilité la formation dans un esprit d’élite, mais dont il n’y a guère lieu de faire la critique au sens ordinaire du mot : elle a prononcé elle-même son arrêt.

C’est sans doute aussi en vertu d’une conciliation des contradictoires que M. Bahnsen, pour achever son lugubre tableau de la vie morale, pose ce principe : Ce que je dois, je ne le peux pas. En effet, ceux qui croient, selon la formule de Kant, pouvoir tout ce qu’ils doivent, et ne devoir pas plus qu’ils ne peuvent (le devoir étant tout simplement le bon emploi de nos forces), ceux-là, qui ne raffinent pas sur leurs devoirs et ne s’en créent pas de chimériques, jugent cependant que la loi morale doit être établie en souveraine sur leur être tout entier, sur leurs pensées, sur leurs souhaits, sur leurs sentiments, sans exception ; rien de ce qui est en eux ne leur semble pouvoir se soustraire légitimement à son empire ; ils disent que « l’homme de cœur n’a pas le droit de savoir s’il y a quelque chose de plus agréable que le devoir[1] » ; et ainsi le devoir devant ne laisser vide de sa présence ni un instant de leur existence, ni un coin de leur être, ils n’ont ni le loisir ni l’envie de se lamenter sur leur sort. Et voici que d’autres, après avoir outré la loi morale et se l’être figurée bien plus exigeante encore, trouvent tout le temps de la critiquer et de dire du mal et d’elle et de la vie ; ils déclarent que « nulle théorie ne nous délivre du devoir » et tout aussitôt font de copieux développements pour montrer que la loi morale est absurde et malicieuse, qu’à vrai dire elle n’est qu’un traquenard. Pensent-ils qu’ils l’honorent et la respectent beaucoup, qu’ils se préparent bien à la pratiquer en la défigurant ainsi, en la blasphémant ? Au fond, ces philosophes paraissent croire que le devoir nous laisse des loisirs, qu’il parle dans les grandes occasions, mais qu’il nous laisse des vacances pour l’oublier et, si cela nous plaît, pour le maudire. Comme si le devoir n’était pas le pain quotidien, et la seule nourriture saine, qui fortifie et jamais ne dégoûte !

En vérité, c’est là une des grandes causes du pessimisme, d’ignorer jusqu’où s’étendent les droits de la loi morale sur ses serviteurs ; d’ignorer qu’elle seule suffit à nous occuper, et que nul autre but ne peut légitimement nous attirer. Il n’en existe en fait qu’un autre : le bonheur (de quelque façon qu’on l’entende) ; et celui-là qui croit le poursuivre le fuit et se condamne au pessimisme. Le désespoir en effet n’est possible qu’à ceux qui ont fait de la poursuite du bonheur leur tout : pour eux seuls, il y a des maux sans remède,

  1. George Sand, Césarine Dietrich.