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qu’enfin celui qui agit est coupable et du mal qu’il fait malgré lui et du mal qu’il occasionne. Sachant cela, il s’est jeté dans l’abîme ; il s’est sacrifié à la loi universelle, tout entier, lui, son honneur, le repos de sa conscience ; il a accompli l’acte moral suprême, il en a pour prix de souffrir une douleur suprême. Car « telle est la justice tragique ».

Donc, puisque c’est le fait même de vouloir qui est le crime, puisque « la volonté est une source empoisonnée, » il faut bien que les volontés les plus puissantes, les plus autonomes, soient aussi les plus coupables et les plus punies ; il faut que le châtiment soit en raison inverse de la grossièreté de la faute ; il faut « que le meilleur souffre pour tous,… noblesse oblige ; » et c’est un dogme profond celui qui dit qu’un Dieu doit mourir pour les hommes (pp. 20-22).

Et de même, comme la conscience des hommes va se raffinant, et les relations sociales se compliquant, de siècle en siècle les tragédies se multiplieront et seront plus épouvantables ; le nombre grandira sans cesse des victimes vouées à l’enfer tragique. Le mal croîtra d’âge en âge, ainsi qu’il va déjà croissant du bas en haut de l’échelle des êtres.

En vain donc Schopenhauer, Hartmann espèrent-ils que la volonté, se tournant un jour contre elle-même, se détruira : car que fait-elle donc aujourd’hui ? qu’a-t-elle fait de tout temps ? et pourtant elle subsiste, elle continue à se déchirer, et à vivre dans cette agonie. Une loi de contradiction fait toute sa nature et la gouverne, elle et l’univers entier.

Mais, puisque la soumission au devoir est le principe du tragique, ne peut-on se délivrer du tragique en rejetant le devoir ? — À quoi bon ? pour retomber au rang du vulgaire ? pour échanger un supplice qui a sa grandeur, fût-elle cachée, contre les petits dépits, les déconvenues ridicules dont se compose la vie d’un Philistin[1] ? Mais surtout, cet échange n’est pas permis : qui est arrivé à la vie tragique, qui a une fois entrevu la loi morale, ne doit point redescendre : « il n’est pas de théorie qui nous délivre du devoir. » Donc le héros sait qu’il est dupe de la loi morale ; que cette loi le torture

  1. Qu’importent le bonheur, et même la gloire, la « palme du martyre » que décerne le poëte, si l’on a concouru « à la réalisation nécessaire d’une destinée universelle, à laquelle seuls échappent ceux qui, pareils aux chevaux de trait, aux bœufs de labour, aux chiens de charrette, sous le fouet de quelque volonté extérieure, de quelque croyance aveugle, de quelque routine, de quelque nécessité vile, de quelque servitude anti-morale, tournent leur meule et trottent en rond, sans crime, mais aussi sans grandeur ; sans erreur, mais sans savoir ; sans angoisse, mais sans pressentiment du grand mystère » (p. 61).