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donne l’exemple de mots que des peuplades ont emportés en se séparant, comme des parties d’un même héritage, qu’elles ont ensuite prononcés diversement, si bien que la forme en a changé peu à peu, ainsi que le sens, et celui-ci bien souvent d’après la nature des pays habités par les unes et les autres.

Mais, si le langage est le produit et comme le signe d’une activité commune, pourquoi les animaux ne parlent-ils pas ? C’est qu’il n’y a pas chez eux de sociétés dans le même sens ou au même degré que chez l’homme. On sait aujourd’hui que les sociétés des fourmis, par exemple, ou des abeilles, sont comparables au corps humain, avec cette différence que les parties qui composent celui-ci sont étroitement unies et forment un individu du second ordre, tandis que les éléments de ces associations animales ne sont pas liés entre eux et peuvent se croiser et se mêler en toute liberté ; ce sont des individus du premier ordre. C’est par la réunion seulement et le développement d’individus du second ordre que peut se former une unité plus élevée, plus parfaite, un individu du troisième ordre, telle que l’humanité, à laquelle rien ne saurait être comparé dans le monde. Les animaux en effet qui vivent en commun, bâtissent ou voyagent ensemble, ne présentent que de vagues commencements d’instinct social.

Dans tous ces groupes, c’est l’association qui permet de comprendre l’individu. La vie de la feuille s’explique par la vie de l’arbre, plus encore que celle-ci par celle-là. Les plus hautes facultés intellectuelles de l’homme ont leur raison d’être et leur origine dans les relations de l’individu avec la collectivité partielle ou totale des êtres humains, et, suivant le mot d’A. Comte, « l’humanité explique l’homme. »

Le langage tend aujourd’hui à devenir comme l’organe pensant de l’humanité ; mais il n’arrivera à cette fonction élevée qu’à la suite des rapports toujours croissants des peuples entre eux. Dans l’antiquité, les langues, comme les arts, ont un caractère essentiellement national, et le génie propre de la nation s’y imprime fortement, comme dans toutes les productions de ces civilisations fermées. Plus haut dans le passé, elles devaient être la propriété exclusive de peuplades isolées, qui les avaient sans doute héritées d’un patrimoine commun, mais qui les avaient ensuite modifiées, dans leur isolement, au point de les rendre inintelligibles. C’est à une date relativement récente que le « homo sum… » a rendu possible l’aurore de la littérature universelle. Déjà, selon le mot de Ruckert,

« La poésie dans toutes les langues
« N’est pour l’initié qu’un seul et même langage. »

Mais, à l’origine, comme on peut encore en juger par l’état de certaines tribus primitives qui ne connaissent pas le régime de la propriété individuelle, le sentiment de la race était si puissant, que l’individu n’avait pas, en quelque sorte, conscience d’une existence séparée. Ce qui constitue aujourd’hui les relations humaines les plus