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juge. Cette conjecture n’est pas sans fondement. Blackstone dit : « De nos jours, on pense à la vérité que l’obtention des ordonnances royales est de droit commun, si l’on paye les droits indiqués ; » ce qui implique un temps antérieur, où elles étaient accordées comme une faveur royale qu’il fallait mériter par un acte de propitiation.

Quand les fonctions judiciaires ou autres sont déléguées, il faut naturellement offrir aussi des présents pour obtenir l’aide des fonctionnaires, et ces présents, d’abord volontaires, deviendront obligatoires. Les anciennes annales de l’Orient en fournissent les preuves. Ainsi, dans Amos, ii, 6, on donne à entendre que les juges recevaient des présents, comme les magistrats turcs, dit-on, en reçoivent encore de nos jours dans les mêmes régions. La supposition du prophète et de l’observateur moderne, d’après laquelle cet usage serait l’effet de la corruption, est un des nombreux cas où l’on prend à tort le reste d’un état inférieur comme la dégénération d’un état supérieur. De même en France les juges recevaient dans les temps anciens « des épices » comme témoignage de reconnaissance de la part de ceux qui avaient gagné leur procès. Vers 1369, sinon plus tôt, ces « épices » furent converties en argent ; et en 1402 on les regardait comme un droit. Cet usage s’est maintenu jusqu’à la Révolution. Dans notre propre histoire, le cas de Bacon n’est ni isolé ni nouveau, mais il prouve un ancien usage qui a survécu : certaines annales locales démontrent qu’on avait coutume d’offrir des présents aux officiers de justice et à leur suite ; le fait est constaté par ce dicton : « Jamais on n’a pu approcher un homme puissant, un magistrat ou un courtisan sans l’accompagnement oriental, — un présent. » Ce qui prouve qu’anciennement les dons propitiatoires offerts aux fonctionnaires de l’État constituaient, dans quelques cas, leur unique revenu, c’est qu’au xiie siècle les grandes charges de la maison du roi étaient vénales ; on peut induire de ce fait que la valeur des présents reçus était assez grande pour qu’on trouvât intérêt à acheter ces charges. L’ancienne Russie semble nous montrer un état de société où les émoluments des serviteurs et des délégués du chef suprême consistaient principalement, sinon uniquement, dans les présents qu’ils recevaient. Karamsin répète les observations des voyageurs qui visitèrent la Moscovie dans le xvie siècle. « Est-il surprenant, disaient ces étrangers, que le Grand Prince soit riche ? Il ne donne de l’argent ni à ses troupes ni à ses ambassadeurs ; il enlève même à ces derniers tous les objets précieux qu’ils rapportent des pays étrangers… Néanmoins ces hommes ne se plaignent pas. » D’où il faut conclure que, ne recevant ni rétributions ni émoluments d’en haut, ils vivaient des présents d’en bas. De plus, ces