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REVUE PHILOSOPHIQUE

indépendante, ce refuge de tous les libres esprits, le seul pays de l’Europe où régnât alors quelque tolérance, lui tint lieu de cette Utopie qu’il avait parfois rêvé d’aller fonder en Amérique. Il trouva là des amis inappréciables, deux surtout, Limborch et Le Clerc, qui lui donnèrent foi en lui-même et non-seulement raffermirent dans ses pensées, mais le décidèrent enfin à les communiquer au public. Peut-être que sans eux, modeste et timide comme il était, il n’eût jamais rien imprimé. Limborch était professeur de théologie, Le Clerc professeur de belles-lettres, de philosophie et d’hébreu dans la petite Église libre des Remontrants : tous deux, aussi remarquables par le caractère que par la science, étaient au premier rang parmi ces « latitudinaires » calvinistes, véritable élite intellectuelle ; le premier[1], plus tendre, plus religieux, surtout occupé d’exégèse et de morale ; le second, excellant dans la critique et alors même en train de fonder la Bibliothèque universelle, revue aussi savante et non moins goûtée que celle de Bayle[2]. Locke consentit à collaborer à cette revue, où il donnera successivement une « Méthode nouvelle de dresser des recueils », un « Essai critique sur la poésie des Hébreux », plusieurs comptes rendus d’ouvrages anglais, et enfin, dans le numéro de janvier 1688, un abrégé de l’Essai sur l’entendement. Cet abrégé en quatre-vingt-douze pages, traduit en français par Le Clerc, portait en tête : « Extrait d’un livre anglais qui n’est pas encore publié, intitulé Essai philosophique concernant l’entendement, où l’on montre quelles sont l’étendue de nos connaissances certaines et la manière dont nous y parvenons : communiqué par M. Locke. » — D’autre part, c’est à la demande de Limborch que Locke écrivit en 1685 (sans se décider, il est vrai, à la publier) cette célèbre Epistola de tolerantia, où il reprenait et complétait avec une autorité nouvelle et une plus grande force d’accent les idées indiquées dans son Essai de 1667. La différence est que l’Essai traitait surtout des relations du gouvernement avec les Églises, tandis que la Lettre prêche plutôt la tolérance mutuelle entre chrétiens de toutes les confessions.

Une seule chose gâta un peu à Locke la paix de cet exil volontaire : le contre-coup des secousses politiques en Angleterre. En

  1. M. Fox Bourne a trouvé, dans la Bibliothèque des Remontrants, trente-quatre lettres inédites de Locke à Limborch et de nombreuses copies de lettres de Limborch à Locke.
  2. La première revue qui parut en Europe fut le Journal des Savants, 1665 ;la même année, la Société royale commença la publication des Philosophical transactions. En 1684, Bayle fonda ses Nouvelles de la république des lettres, la première revue critique vraiment indépendante, et, deux ans après, Le Clerc fit paraître la Bibliothèque universelle.