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rait être que le privilège glorieux du petit nombre. — Reste la sanction religieuse. S’il existe un Dieu tout-puissant, tout juste et tout bon, il doit, selon l’expression de Socrate, préférer l’homme vertueux au méchant, et réserver au premier un bonheur éternel. Mais l’existence de Dieu ne peut être prouvée par des arguments tirés de la seule science de l’éthique. Nos désirs, même les plus élevés, ne fournissent pas par eux-mêmes une démonstration suffisante de la réalité de leur objet. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que l’hypothèse de l’existence de Dieu est logiquement nécessaire pour sauver l’ensemble de nos croyances morales d’une contradiction fondamentale ; sans elle, toute construction systématique de ces croyances devient impossible, et le scepticisme triomphe dans la partie la plus importante du domaine de la pensée.

« Nous avons trouvé, conclut M. Sidgwick, que l’antithèse originelle entre l’intuitionisme et l’utilitarisme peut être entièrement écartée, puisque le premier principe de l’utilitarisme nous a apparu comme la plus certaine et la plus compréhensive des intuitions, que la plupart des autres règles de.la morale intuitive s’y subordonnent naturellement et d’elles-mêmes, et que même, pour en avoir une intelligence vraiment complète, il faut les considérer comme des applications inconscientes et imparfaites de ce principe… Mais l’opposition fondamentale entre un tel système de moralité et le principe de l’égoïsme rationnel devient plus manifeste encore et plus frappante, après la réconciliation des deux autres méthodes (celle de l’intuitionisme et celle de l’utilitarisme). Le vieux paradoxe immoral que, « si j’accomplis le devoir social, je travaille non pour mon bien, mais pour celui des autres, » ne peut être complètement réfuté par les arguments que fournit l’expérience ; et même, plus nous étudions ces arguments, plus nous sommes forcés d’admettre que, s’ils sont les seuls sur lesquels nous puissions nous appuyer, il doit y avoir certains cas où. le paradoxe est vrai. Et pourtant il faut de toute nécessité reconnaître, avec Butler, qu’il est souverainement raisonnable pour chacun de rechercher son propre bonheur. Par suite, le système entier de nos croyances relativement à la rationalité intrinsèque de la conduite est condamné à s’écrouler, à moins d’une hypothèse, invérifiable par l’expérience, qui réconcilie la raison individuelle avec la raison universelle ; à moins de la croyance (quelque forme d’ailleurs qu’on lui donne) que l’ordre moral, que nous voyons imparfaitement réalisé dans ce monde, est en réalité parfait. Si nous rejetons cette croyance, nous pouvons bien trouver encore dans l’univers non moral un objet suffisant pour la raison spéculative, un objet dont il nous soit possible en