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carrau. — moralistes anglais contemporains

autrui, est celle de l’amour ou bienveillance universels. Elle nous impose « un effort constant pour accroître dans la mesure de notre pouvoir le bien-être et le bonheur de tous les hommes ». Elle est obligatoire, car, dit Clarke, « s’il y a une différence naturelle et nécessaire entre le bien et le mal, s’il est convenable et raisonnable de faire le bien, déraisonnable de faire le mal ; si ce qui est le plus grand bien, c’est ce qu’il est le plus convenable et le plus raisonnable de préférer : — alors, de même que la bonté de Dieu s’étend universellement sur toutes ses œuvres dans la création tout entière en faisant toujours ce qui est absolument le meilleur pour l’ensemble ; de même chaque créature raisonnable doit, dans la situation qu’elle occupe et selon la mesure de son pouvoir et de ses facultés, faire tout le bien possible à ses semblables. Le moyen le plus certain, le plus direct, le plus efficace pour atteindre ce but, c’est l’amour et la bienveillance universels. »

M. Sidgwick s’efforce de montrer que la règle de bienveillance universelle que Kant à son tour déduit, assez péniblement du reste, de son principe formel énoncé plus haut, est au fond l’équivalent de la seconde règle de Clarke. Il les accepte l’une et l’autre, comme bonnes et solides, avec cette réserve toutefois qu’aux mots bien universel on substitue expressément ceux de bonheur universel. Et il conclut que la formule la plus satisfaisante à laquelle puisse aboutir la méthode intuitioniste n’est autre chose que le principe fondamental de l’utilitarisme. Supposons qu’il n’existe au monde qu’une seule créature raisonnable et libre : quelle autre fin pourrait-elle concevoir que son propre bonheur ? Mais, pour tout individu semblable à moi, son propre bonheur sera désirable au même titre. Le bonheur est donc désirable pour chacun. Maintenant, de ce que je suis moi, il ne s’ensuit pas, aux yeux de ma raison, que mon bonheur soit absolument plus précieux, plus sacré que celui d’autrui : tous les bonheurs, pourrait-on dire, ont même valeur absolue. D’où cette conséquence que ma raison n’ayant aucun motif pour préférer tel bonheur à tel autre, la seule fin raisonnable de mon activité, c’est le bonheur universel. Or c’est là le premier principe de l’utilitarisme, formulé, comme on vient de le voir, par les maîtres mêmes de la morale intuitive, Clarke et Kant.

Ces conclusions de M. Sidgwick} sont, à coup sûr, originales ; on n’avait pas jusqu’ici, au moins à notre connaissance, fondé l’utilitarisme sur la méthode intuitive, ni fait de Kant et de Clarke des utilitaires sans le vouloir. Mais, malgré la pénétration de son analyse, nous doutons que l’auteur ait réussi à prouver sa thèse. — Écartons les considérations théologiques : nous ne savons rien des