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dominée par une obligation supérieure. — Quels sont ces principes suprêmes de la morale d’où découle le code entier des devoirs ? Peuvent-ils, comme le prétend M. Sidgwick, se ramener en dernière analyse à celui de l’utilité ? S’il en était ainsi, l’intuitionisme aurait succombé, car il ne serait plus qu’un utilitarisme vague et inconscient. Il nous reste donc à interroger les penseurs qui, pénétrant plus avant, ont essayé de ramener à une ou deux formules d’une précision scientifique la totalité confuse des maximes du sens commun.

V

Écartons d’abord certaines formules qui sont purement tautologiques. Le stoïcisme, par exemple, impose à l’homme, comme but suprême, de « vivre conformément à la nature ». Mais la nature humaine, selon les stoïciens, est essentiellement constituée par la raison, en sorte que la formule : vivre conformément à la nature, est identique à celle-ci : vivre conformément à la raison. Et en quoi cette formule peut-elle être obligatoire sinon en ce qu’elle est conforme à la raison ? Et ainsi le stoïcisme s’enferme dans ce cercle vicieux : « il est conforme à la raison de vivre conformément à la raison. »

La même critique pourrait s’appliquer, suivant M. Sidgwick, aux principes de la morale platonicienne et aristotélicienne, à la règle de Butler, qu’il faut obéir à la conscience, et à la notion de perfection dans le système de Wolf. Il est pourtant deux penseurs à qui l’on ne saurait adresser un pareil reproche : ce sont Clarke et Kant.

Clarke propose à l’égard de notre conduite envers nos semblables, deux règles fondamentales. La première, qu’il appelle règle d’équité, il la formule ainsi : « Tout ce que je juge raisonnable ou déraisonnable qu’autrui me fasse à moi-même, je déclare par le même jugement qu’il est raisonnable ou déraisonnable que je le fasse à autrui dans les mêmes circonstances. » Cette formule, où il est facile de reconnaître le commandement divin : « Fais à autrui ce que tu voudrais qui te fût fait à toi-même, » et le principe formel de Kant : « Agis de manière que la maxime de ta conduite puisse être prise comme loi universelle, » n’est pas tautologique, mais elle est insuffisante. Elle exprime bien cette espèce particulière de justice qui consiste dans l’impartialité ; mais elle ne nous dit ni quelles sortes de règles doivent être impartialement appliquées, ni dans quels cas il devient légitime d’établir entre les êtres humains des différences de traitement. Nous n’avons pas là un critérium complet du devoir.

La seconde règle de Clarke à l’égard de notre conduite envers