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suppose que l’État est représenté par des hommes dont l’impartialité et les lumières presque surnaturelles écarteraient tout soupçon de faveur et d’ignorance dans la distribution. N’est-ce pas là la plus irréalisable des chimères ?

Si la conception d’une justice distributive idéale implique de telles difficultés, celles que soulève la notion d’une justice corrective, qui proportionne exactement le châtiment au démérite, ne sont pas moindres. L’appréciation du démente n’est pas plus aisée que celle du mérite, et d’ailleurs la loi punit souvent, sans qu’on puisse l’accuser d’être inique, l’auteur, même involontaire, d’un dommage. On dira que la négligence qui cause un tort à autrui est toujours coupable, car il était toujours possible de l’éviter par une attention plus scrupuleuse. Mais en est-on bien sûr ? N’est-il pas des cas où toute prévoyance humaine est impuissante ? Comment alors justifier la peine qu’inflige la loi, sinon par des considérations exclusivement utilitaires ?

Nous ne pouvons, dans cette courte analyse, énumérer toutes les objections que M. Sidgwick accumule contre la conception de la justice dans la doctrine intuitioniste ; encore moins pouvons-nous avoir la prétention de les discuter. Remarquons seulement que, sauf l’obligation qu’impose un contrat librement consenti, il n’est ici question que de morale politique : or, je ne serais pas éloigné de reconnaître que, dans l’ordre politique, l’utilité sociale est, sinon le principe suprême, au moins un principe très-important qui modifie profondément les règles théoriques de la justice. Mais quoi ! par cela seul qu’il vit en société, l’homme n’est-il pas tenu d’accepter sans se plaindre les altérations qu’imposent à la justice absolue les conditions d’un état social nécessairement imparfait ? N’est-il pas, en conséquence, au nom même du juste et du droit qui disparaîtraient entièrement de la surface du globe si la société périssait, obligé de subordonner, dans une mesure délicate à déterminer, les revendications de la justice idéale aux exigences de l’utilité publique ou de ce qui est accepté comme tel ? Par là, le principe utilitaire revêt un caractère moral qu’il n’a pas par lui-même ; il devient indirectement, et par une sorte de consentement tacite des consciences individuelles, obligatoire et sacré.

Sous ces réserves, il nous coûterait peu de souscrire à la conclusion de M. Sidgwick, que l’utilitarisme peut seul donner quelque précision aux maximes de justice telles que les formule le sens commun et ramener à l’harmonie leurs contradictions apparentes. La vie d’une société est un compromis perpétuel entre des abus qui ne veulent pas mourir et des droits méconnus qui prétendent obtenir