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carrau. — moralistes anglais contemporains

Que si l’on entend une liberté dont l’exercice ne soit pour autrui la cause d’aucune peine, même légère, il est permis de penser que l’application du principe deviendrait alors entièrement illusoire : il n’est pas une manifestation, si légitime soit-elle, de mes tendances naturelles, qui ne risque de heurter une croyance, de léser un intérêt, de contrarier une passion, partant d’infliger une douleur à l’un de mes semblables. — J’ajoute que le respect sans conditions de la liberté entraîne l’obligation de respecter tout contrat librement consenti, et, si ce contrat stipulait l’abandon absolu d’une liberté à une autre, le devoir de la loi serait de consacrer l’esclavage volontairement accepté, en sorte que le principe de la liberté aboutirait ainsi à son propre suicide.

Telles sont les difficultés inhérentes à ce que l’auteur appelle « l’idéal individualiste de la société politique ». Aussi certains théoriciens ont-ils prétendu substituer, au principe de la liberté, cet autre, que chacun soit récompensé selon son mérite. Mais d’abord qu’est-ce qui doit être récompensé ? le résultat obtenu ou l’effort indépendamment du résultat ? Un individu, par ses talents naturels ou par l’éducation qu’il a reçue, peut, sans beaucoup d’efforts, rendre les plus importants services, tandis qu’un autre, avec la meilleure volonté du monde, ne fera rien qui vaille. Or, semble-t-il, ni le talent naturel ni l’éducation ne doivent être comptés pour un mérite moral, et la justice ne permet de récompenser que ce qui est vraiment l’œuvre de la liberté dirigée vers le bien. Et, même alors, on pourra se demander si la liberté existe : c’est une question qui est loin d’être définitivement tranchée, que beaucoup ne résolvent pas par l’affirmative, et qui tient avec elle en suspens la possibilité, même théorique, d’un ordre social où chacun serait traité selon ses œuvres.

Ce n’est pas tout. Il faudra encore apprécier la valeur relative des mérites : quelle mesure appliquer ? et, cette mesure fût-elle trouvée, à qui en confier l’application ? — Dira-t-on que la coutume a suffisamment fixé le prix des services ? Mais la coutume n’est pas la justice. Laissera-t-on la libre concurrence opérer conformément à la loi de l’offre et de la demande ? Mais qui ne sait que la rareté d’un produit en fait souvent toute la valeur, sans que le mérite du producteur y soit pour quelque chose ? Qui ne voit en outre que les services du savant, du penseur dont les découvertes ne paraissent pas se traduire par une utilité immédiate ou prochaine, risquent fort d’être estimés très-bas ? Aussi l’école socialiste croit-elle se rapprocher davantage de la justice idéale en chargeant lÉlat de distribuer à chacun la part de bien-être et de richesse qui lui revient. Cela