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j. sully. — le pessimisme et la poésie

remarquera tous les sons discordants qui échappent à l’instrument imparfait de la vie.

Mais, en outre, l’auteur de l’ouvrage auquel nous avons déjà fait allusion soutient que l’aptitude à sentir la douleur augmente sans qu’il y ait une augmentation correspondante dans l’aptitude au plaisir, et cette observation semble s’appliquer particulièrement à la nature du poëte. Sa fine organisation est spécialement sujette à ces légers dérangements que nous appelons — faute de bien connaître leur nature exacte — la perte de l’harmonie mentale. Comme sa vie se passe dans de profondes méditations et dans de fortes émotions, le poëte est assez certain de tomber — au moins de temps en temps — dans la désespérance, de voir seulement le côté triste de la réalité et de se joindre au pessimiste pour pleurer sur la vie et la condamner. Il y a, sans nul doute, quelques exceptions à cette règle. Cependant on rencontre rarement des poètes semblables à Gœthe, doués d’un système nerveux bien organisé, portant un regard serein et impartial sur les lumières et les ombres de l’existence humaine. La plupart des poètes semblent être poussés, par quelque tendance occulte de leur tempérament vers des sentiments généralement tristes et mélancoliques, à envisager la vie et le monde en pessimistes.

Jusqu’ici, nous avons considéré la poésie comme le produit pur du sentiment, et nous avons essayé de rendre compte du pessimisme à demi articulé des poètes en nous reportant à la nature de leurs émotions et aux lois qui régissent leur expression. Mais la poésie n’est pas restreinte à ces limites. Toute expression d’un sentiment intense n’est pas poétique. La vraie poésie renferme, dit-on, un autre élément, à savoir l’imagination.

Nous ne nous arrêtons pas ici à nous demander quel est le rôle propre de l’imagination dans la poésie : s’il consiste à reproduire la vie réelle sous la forme affaiblie d’images internes, ou à choisir certains aspects de cette vie, ou enfin à créer des objets nouveaux et des sentiments supérieurs à ceux du monde réel. On parle souvent dans les livres de poètes objectifs qui, comme Gœthe (pour me servir des expressions de M. Lewes), « ont le sentiment énergique du réel, du concret, du vivant, et une répugnance marquée pour le vague, l’abstrait et le supra-sensible. » Il suffit à notre but actuel de savoir que certains poètes se sont fait une règle d’employer les objets réels de la vie, comme le sculpteur emploie le marbre rude et informe, en leur donnant des formes qui nous plaisent et nous enchantent. Même s’ils se sont bornés à choisir et à combiner quelques-uns des aspects les plus agréables de la vie, ils ont, en agissant